Dans "Alternative libertaire" de mai, un article qui s'appuie sur notre livre. Un témoignage à vif sur une jeunesse rurale.
Pendant que les projecteurs sont braqués sur les seules banlieues des grandes villes, d’autres drames, aussi graves, se jouent dans les villes rurales. Isolées politiquement, économiquement exsangues, il y existe un risque de repli identitaire de la jeunesse.
Chauny, j’en viens ! Et les gars du coin c’est la famille ! C’est dire si la situation me touche de près : depuis plus de deux ans, la mouvance néo-nazie s’est installée sur la ville de Chauny, et déborde plus largement, dans tout le nord-est de la France : mosquées taguées, agressions, insultes, intimidations de toutes les personnes n’étant pas de type européen….
A Chauny, une seule association (AJIR) s’est levée pour alerter l’opinion et interpeller tous les pouvoirs publics, du Maire aux ministères de l’intérieur et de la justice, en passant par le conseil général et la préfecture. Non seulement les diverses plaintes pour insultes à caractère raciste sont restées vaines, mais encore l’association a-t-elle été pointée du doigt et discréditée par la municipalité, cependant que des jeunes français d’origine maghrébine écopaient de peines de prison ferme pour avoir répondu par des rixes aux provocations, insultes racistes et saluts nazis. Sans désemparer, le Front national en a profité pour partir en croisade contre l’Etranger, potentiel agresseur de nos mères et de nos filles françaises.
C’est pour rompre cet isolement que le collectif local UARA [1] avait pris l’initiative de lancer la manif du 27 mars dernier.
Paysage rural sur fond de ruines
Comment expliquer que tous ces jeunes, d’origine étrangère ou française de plus longue date, partageant une même misère, un même désemparement, et une même méfiance envers nos gouvernants, ne parviennent pas à s’unir, mais au contraire trouvent encore des différences pour mieux se déchirer ?
Regardons d’abord avec leurs propres yeux, le paysage qui les entoure. En arrière plan, jusqu’en 1970-80, des industries parfois vieilles d’un siècle, largement teintées de paternalisme où l’église et ses patronages assurent le contrôle social. Dans ce monde disparu dont parlent les parents, l’opposition même au patronat ancrait la sociabilité, déterminait les comportements, un langage, et des solidarités réelles. En toile de fond, le communisme structurait le quotidien et dessinait le futur. Aujourd’hui, le jeune est au milieu d’un tableau où les forteresses ouvrières sont détruites, les espoirs placés dans le communisme largement évanouis, et le mouvement de ressac idéologique a laissé ces familles sur le carreau.
Souvent issu de familles ouvrières ordinaires dispersées sur un territoire désindustrialisé [2], il est non seulement confronté aux mêmes problèmes de drogue, violence et chômage que ses camarades des villes, mais en plus, il est oublié de l’opinion et des médias, écarté de la course à l’individualisme des classes moyennes, bref, méprisé par une vaste « prolophobie » [3] qui ne peut qu’encourager la montée du Front national.
Ceux qui le pouvaient ont quitté le désert rural. Ceux qui restent sont voués au chômage ou à la succession de petits boulots. Et sur le front social, ils voient que l’enjeu des luttes consiste plus souvent à arracher des indemnités plus fortes qu’à se battre sur le fond, sur le maintien des emplois. Cette crise de reproduction des modèles sociaux aiguise le besoin, l’appétit identitaire de ces jeunes, fragilisés.
Les mouvements identitaires et groupes néo-nazis forment la bande qui va venir remplacer le travailleur social, le paternalisme d’antan, ou le Parti. Car, à défaut d’un idéal plus élevé, on se repliera sur soi : l’affinité sera d’abord avec les gens d’ici, les nôtres. Les mouvements identitaires et leur morale viriliste, leur structure clanique, sont un miroir « rural » des gangs de banlieue. Ils transmettent des références fortes. Les difficultés à s’installer, à bâtir un avenir, favorisent le maintien dans la bande, dernier rempart contre la précarisation, et désignent en outre un ennemi commun plus facilement atteignable que l’Etat ou les politiques.
Ces groupes amènent les jeunes ruraux aux conduites à risques. Se faire peur en sortant des normes fait parti de ce fonctionnement clanique : violences, bagarre, mais dans une familiarité d’amis où toute la panoplie guerrière fasciste est convoquée – solutions faciles à l’écroulement d’un ordre social.
Perspectives militantes
D’accord, le système capitaliste, pour beaucoup qui y croyait encore, n’a plus de sens. Désabusés, les gens bouillonnent de colère. Sans argent ni perspectives d’avenir, éloignés de la production culturelle, on peine à créer un sens commun, du sens tout court…
D’accord aussi, entre les Bobos qui viennent de l’extérieur pour vivre à la campagne mais sans y travailler ni y consommer, et ces classes moyennes dont on sent bien qu’elles nous méprisent, l’image qu’on a de soi est dégueulasse. Confusion et atomisation : le débat public est révélateur de cette obsession, d’un côté à maintenir son rang, de l’autre à nier le conflit de classe, tandis que les catégories sociales se côtoient de moins en moins. C’est ce faisceau d’éléments qui poussent nos jeunes vers l’extrême droite et les identitaires [4].
Mais on ne peut pas se contenter d’observer des causes, sans chercher à y remédier. L’impasse individualiste doit être démontrée en créant les conditions d’un retour aux aspirations collectives.
Soyons utopistes, soyons concrets
Quatre grands chantiers s’ouvrent aux militants de terrain, en réponse aux quatre grands fléaux de l’isolement, l’ignorance politique et sociale, l’individualisme, l’absence de repères.
Rompre le sentiment d’isolement en ouvrant des fenêtres, notamment culturelles, sur le monde : imaginons des clubs internet animés par des militants pour répondre à la pauvreté des réseaux sociaux, explorer le monde extérieur ; occasionner des rencontres réelles, pour rompre avec une logique d’exclusion et éduquer à la logique d’inclusion : immigrés, précaires, jeunes déracinés : même combat.
L’ignorance politique se travaille en éduquant aux notions politiques – réunions publiques ouvertes à un large public, d’ambitions modestes mais qui passent des films, organisent des débats. Contre-argumenter, sur la base de fiches comme en produisait le MRAP en son temps, pour démonter les idées reçues qu’on entend au bistrot (immigrés=chômage ; grévistes = preneurs d’otage ; pauvres = assistés…).
L’individualisme peut se combattre en proposant du travail collectif débouchant sur des réalisations concrètes. Ouvrir des chantiers quand c’est possible : potagers citoyens, bourses de troc, réhabilitation par le travail associatif…
L’absence de repères, c’est l’absence d’identité sociale qui se construit souvent par l’identité professionnelle, en marchant dans les traces de ses pères : on va à l’usine, au boulot, de ses parents. Deux grandes donnes nous construisent : la reproduction sociale liée au travail et le rapport au politique : comment la communauté se positionne dans un ensemble plus large. Or, dans la région de Chauny, ceux qui ont du travail ont parfois du mal à distinguer que la petite boîte pour laquelle ils travaillent, est une sous-filiale de 50 personnes d’un des trois ou quatre grands groupes qui possèdent la France : Suez, Veolia, Bouygues…
Au militant de faire un utile travail syndical et d’éducation en aidant les gens à s’organiser, en expliquant les collusions, les liens. Ce travail formera des repères fondés sur la lutte, des repères de classe. Dans tous les cas, la réponse est dans la présence sur le terrain et la formation de relais militants.
Il faut démontrer que l’immigré ou le délinquant ne sont pas les causes de notre relégation, mais le système des traders et des multinationales, en allant au delà d’une logique où on mesure son inégalité en fonction du voisin, au détriment de la solidarité due à ceux et celles qui n’ont que leur force de travail.
Si la lutte de classe est dépassée pour certains et a été remplacée par la lutte des places, aujourd’hui reléguée par la lutte des castes, nous devons remplacer « la classe de la démerde » par « la classe pour tous ».
Noël (AL 95)
[1] UARA : Union ! Action ! Révolution ! Autogestion !
[2] Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, Recherche le peuple désespérément, Bourin, Paris, 2009
[3] Lire dans Le Monde diplomatique d’avril l’article « Des milieux populaires entre déception et défection » d’Eric Dupin.
[4] A consulter, l’étude du MRAP sur le racisme sur internet
http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article3527