De plus, j'attendais de le lire dans la traduction qu'en avait faite Armel Guerne (parue chez Phebus en 1994 et jamais rééditée depuis cet hiver).
Un vieux catalogue de cet éditeur n'avait de cesse de me mettre l'eau à la bouche en parlant tour à tour de mythique traduction jamais égalée et de texte transfiguré. Et puis Guerne est pour moi un passeport, c'est aussi une voie royale, il est celui qui m'a fait entrer dans Moby Dick, il est le traducteur de Novalis, bref un inlassable passeur de textes. Il a même fait paraître en club de livre une traduction des Mille et une nuits. Phebus avait donc dans ses cartons une traduction qui à priori me passionnait déjà. Me voici donc en vacances avec en mains mon mythique Docteur Jeckyll et Hyde dans la collection Libretto avec une préface du traducteur sobrement intitulée Stevenson fantastique.
Guerne explique dans la préface que Stevenson a écrit une première version de Jekyll et Hyde en trois jours à la suite d'un cauchemar. N'étant pas satisfait du rendu, il détruit son texte afin de na pas être tenté de puiser des scènes dans l'ancienne version, et le réécrit. Il y a là une étrange processus de maturation.
Toutefois, C'est le genre de lecture qu'il faut aborder avec précaution.
Parce que Jekyll/Hyde est devenu aujourd'hui une figure mythique. Le monde moderne, l'inconscient collectif (aidé par le cinéma et la TV) en a fait une image (forcément simplifiée).
Parce que c'est un roman qui entre pleinement dans la catégorie des livres dont on peut parler sans les avoir lu.
Parce que rien dans le texte de Stevenson ne ressemble à l'image que l'on s'est fabriquée (j'allais écrire que l'on a fantasmé) et qui reste ni plus ni moins que l'expression de la figure mythologique que l'on trimbale tous autour des personnages.
Lire Docteur Jekyll et mister hyde aujourd'hui demande d'oublier toute la mythologie, toutes les images que l'on a à priori de l'histoire, oublier que l'on croit connaître ce dont il va s'agir.
Oublier pour mieux lire
Et entrer dans un monde inconnu.
Ce qui frappe d'emblée, c'est l'assurance que l'on décèle dans la construction, la virtuosité des techniques de narration. On a affaire à une prodigieuses machine à créer de la fiction.
Bien évidement le lecteur avance dans l'inconnu, les personnages prennent au fil des pages une épaisseur proportionnelle à l'angoisse qui monte. Alors qu'il faut attendre la toute fin pour comprendre les liens qui unissent les personnages (et tout d'abord Utterson le notaire qui est celui avec qui on entre dans l'histoire).
Stevenson choisit de ne donner la parole à Jekyll qu'à la toute fin du roman, dans une lettre-témoignage de son aventure comme une façon de clore l'histoire en ne laissant aucune zone d'ombre, afin que le lecteur puisse percer à jour la nature profonde du lien qui unit Jekyll à Hyde.
Hyde n'est pas un monstre, il n'est pas un double maléfique du bon docteur, il a sa propre personnalité, il apparaît par l'action d'un procédé chimique, mais en réalité il est là depuis le début, à l'intérieur du bon docteur, et si Jekyll à pris le bon coté de la personnalité, Hyde lui doit de contenter des pulsions mortifères, il doit vivre et plus que tout tenter de survivre dans le seul coté obscur.
Effectivement le roman porte une réflexion sur la dualité (on peut même parler de gémellité monstrueuse)et si en effet le docteur Jekyll est double, et qu' il ressent au fond de lui l'effroyable présence de Hyde; le roman interroge plus l'esprit scientiste de l'époque. Ce moment du XIXè siècle ou la science apparaît comme l'alpha et l'oméga de la connaissance du monde, et qui en contrepartie fait peur.
La puissance d'évocation du roman tient au simple fait de ce que Guerne appelle «la mécanique suggestive». Le roman se construit presque en creux, en évocations tronquées, en accumulation de petites énigmes qui semblent toutes indépendantes les une des autres. Hyde lui même est insaisissable; il n'est d'ailleurs jamais décrit. Il n'est pas le monstre bossu aux doigts poilus et à la chevelure hirsute légèrement masquée par un haut de forme.
Stevenson n'avance pas de description de celui qui dont on brûle de savoir comment il est :
Il n'est pas commode à décrire. Il y a quelque chose qui ne va pas dans la mine qu'il a; quelque chose de déplaisant, oui vraiment, quelque chose de franchement odieux. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ait provoqué chez moi une pareille antipathie, et pourtant je n'arrive pas à savoir à quoi cela tient. Il doit être difforme quelque part.Ce "Il doit être difforme quelque part" est une trouvaille merveilleuse. Effectivement tout est là en creux, dans les replis, mais l'anti-description fait mouche.o
Il y a quelque chose d'indépassable dans les productions Stevenson, comme dans celles de Cnrad, dans la façon d'agencer une histoire, de porter des personnages dans leurs complexité psychologique et de pouvoir les porter jusqu'au bout, jusqu'au fond de l'abîme. Si ce n'est indépassable en tout cas monumental.