journaldelarue

Publié le 18 décembre 2006 par Raymond Viger

Son père est colérique, régulièrement hors de lui. Sa mère est excessive dans tout, surtout l’hygiène, prenant par exemple les vêtements propres dans les tiroirs pour les relaver systématiquement.

Lorsqu’il a huit ans, sa mère lui montre fièrement la page couverture du journal: son oncle vient d’être condamné à dix ans de prison pour un hold-up. Pierre vient de se trouver un modèle. S’il se met à voler, il pourra aller en prison rencontrer son héros. Un héros aux yeux d’un enfant qui n’a jamais connu de tendresse ou de valorisation.

À dix ans, en colère contre son frère de huit ans, Pierre lui lance «Si seulement tu peux mourir!” Le lendemain matin, en sortant de la maison, le petit est mortellement happé par une voiture. Pierre est convaincu que c’est lui qui l’a tué. Accablé de culpabilité, il s’enlève le droit d’être heureux.

Adolescent, Pierre est condamné à un an de prison pour vol. Sa mère, fière comme un paon, le visite avec son oncle qui venait d’en sortir. Son héros l’invite à le voir lorsqu’il sortira de prison. Pour la première fois, Pierre se sent valorisé.

À sa sortie de prison, il va voir son oncle. Ce dernier, voulant lui faire plaisir, lui dit «Va dans la pièce d’à côté coucher avec ta tante. C’est gratuit pour toi.» Du coup, Pierre sent son monde s’écrouler. Il est révolté, choqué, dégoûté. Son modèle est passé de «héros» à «zéro». Pierre se sent minable d’idéaliser un «zéro», qui oblige sa femme à se prostituer.

L’année de sa majorité, Pierre retourne en prison. Il manifeste plusieurs symptômes de problèmes psychiatriques. Un jour, dans un délire, il profère une menace de mort à l’égard de son oncle. On l’envoie alors au «trou» plusieurs jours. Enfermé, n’ayant rien à faire, il se met à halluciner. N’en pouvant plus, il décide de s’enlever la vie. Juste avant de le faire, il a subitement une pensée: «Mon Dieu, aidez-moi.» À sa grande surprise, il ressent une sensation de bien-être. Il décide qu’il va essayer de comprendre les humains, bons, mauvais, heureux ou malades, comme Dieu a essayé de le comprendre.

La journée où le gardien vient ouvrir la porte du trou, Pierre lui tend la main. Le gardien, surpris, mais sentant visiblement la transformation, lui met doucement la main sur l’épaule. Imaginez la portée de ce geste pour quelqu’un qui n’a jamais eu de douceur ou de contact physique de sa vie!

Peu après sa sortie du trou, il entend à la radio une mélodie. Il est retourné, ému. Il demande à un confrère «c’est quoi la toune». C’était Tristesse, de Chopin. Un monde vient de s’ouvrir à lui: celui des arts, pour lequel il développe aussitôt un intérêt qui ne le quittera jamais.

Son confrère, un artiste érudit, sera son mentor. Il l’initiera à la peinture, la musique, la lecture. Pierre n’a qu’une quatrième année. Il lit avec peine et n’a aucune confiance en lui. Pour la première fois, quelqu’un l’encourage. Il le convainc qu’il est capable de faire des progrès. Que la lecture et la culture sont à sa portée, peu importe sa scolarité.

Pour la première fois, Pierre découvre ce qu’il aime vraiment. Mais, dans son milieu de durs et de rockers, ceux qui s’intéressent à la peinture et la musique classique passent pour des «moumounes». Il se sent encore anormal. Durant des années, il cultive sa nouvelle passion en cachette, même de ses conjointes.

Vers 30 ans, une nouvelle vie commence. Il a le coup de foudre pour celle qui deviendra sa femme. C’est la première fois qu’il rencontre quelqu’un d’honnête et stable. Ils ont élevé deux enfants. Pierre est aujourd’hui trois fois grand-père. Il prend soin de dire à ses petits-enfants qu’il est fier d’eux. Il les accompagne et les encourage dans leurs activités.