Enfants en proie au temps
Sans appel (1980), un texte peut-être moins profond mais tout aussi intéressant, traite lui aussi d'une expérience dont les sujets sont des enfants marginaux que l'on cherche à rendre à la vie « normale ». Cette nouvelle cauchemardesque, violente, à la limite du supportable, prend plus ou moins le contre-pied du Verbiage du Verbic. Ici, les expérimentateurs ne sont que des bourreaux sans âme — et les enfants, les adolescents, de simples cobayes. Les premières lignes, d'un lyrisme barbare effréné, ne sont pas sans rappeler la flamboyance d'une Nathalie Henneberg, mais le reste du texte se contente d'une narration au scalpel très efficace. Joëlle Wintrebert souscrit ici à la thématique de l'engloutissement chère à Michel Jeury, mais c'est pour nous montrer une enfance brisée et révoltée.
Ce diptyque de la transition douloureuse entre l'enfance et l'âge adulte se veut aussi un roman politique, voire militant, mais cet aspect ne phagocyte à aucun moment le récit. Au bout du compte, ce ne sont ni la dénonciation de la sclérose qui s'est abattue sur le sport, ni le message écologique, ni même le tableau sans concession d'un univers dirigiste que le lecteur aura retenu, mais bel et bien le cheminement intérieur suivi par Truite et Mael au sein du monde en question. Les olympiades truquées et Bébé-miroir traitent avant tout de la difficulté d'être femme dans un monde où l'identité sexuelle est en train de devenir plus floue que jamais. Un monde où certains hommes voient des seins leur pousser, comme en réac-tion aux silhouettes trop carrées des sportives bourrées d'œstrogènes.
L'œuvre d'une femme ? Assurément — mais pour une question de point de vue, et non de sensibilité particulière. Sinon, bien sûr, dans la perception du corps, qu'il soit masculin ou féminin ; il serait vain de vouloir nier les différences de physiologie entre les deux sexes.
Après tous ces récits de passage à l'âge adulte plus ou moins déguisé, il était naturel que Joëlle Wintrebert s'intéresse à la littérature pour la jeunesse.
Celle-ci est l'un des thèmes centraux de L'Océanide (1992). En abordant Arianrhod, un monde couvert par l'océan, les colons terriens se sont divisés en deux branches : les Océanides, dont les ancêtres ont muté artificiellement pour s'adapter à la planète, et les Technos, qui ont conservé leur forme originelle. Ces derniers, qui traitent les premiers comme des créatures inférieures n'ont guère plus d'égards à l'encontre d'Arianrhod. Mais une Techno et un Océanide vont s'aimer et briser les barrières, empêchant dans la foulée un affrontement meurtrier entre les deux communautés. Le thème des premières amours est ici traité avec un ton qui fait penser aux meilleurs juvéniles de Robert Heinlein, que l'on peut difficilement soupçonner de posséder une sensibilité féminine (7). Narré à la première personne par un garçon qui doit avoir seize ans, L'Océanide est un roman positif, où une fable contre le racisme vient épouser le récit d'un passage à l'âge adulte, le tout sur fond d'écologie. Comme dans Nunatak, l'acte militant est toujours présent en filigrane. D'ailleurs, hors du cadre de cet article, un autre roman pour la jeunesse, Comme un feu de sarments (1990), présente un schéma évolutif similaire, où l'entrée dans le monde des adultes se double d'une prise de conscience politique, dans le cadre d'une révolte de vignerons à la fin du siècle dernier.
Roland C. Wagner
(5) Un procédé employé notamment par Gilles Thomas pour camper ses aventuriers ne rêvant que de plaies et de bosses.
(6) Et réédité depuis en un seul volume reprenant grosso modo la structure de l'édition originale.
(7) Même s'il a souvent donné la paroles à des personnages féminins, notamment dans Podkayne, fille de Mars, Le ravin des ténèbres, Vendredi ou Au-delà du crépuscule.