« Il y a plusieurs
façons de ne pas comprendre quelque chose : le texte poétique et son
lecteur », tel était l’intitulé d’une ambitieuse journée organisée par
Pierre Drogi, dans le cadre de son séminaire au Centre International de
Philosophie.
Dans le prolongement de cette journée de réflexion,Poezibao publie plusieurs textes. Notamment les communications
d’Yves Boudier ou de François Boddaert, de Vannina Maestri ou de Daniel Pozner
et un entretien avec Jean-Baptiste Para, ainsi que divers documents sur
lesquels s’est appuyé Pierre Drogi.
Relire le programme de la journée du 19 mars 2010
Déjà publiés
1. « Quatre
Lancers », par Yves Boudier
2. Entretien
avec Jean Baptiste Para
3. L’effacement de la poésie en question
Aujourd’hui, une communication de Vannina Maestri sur la façon dont elle
construit ses textes
Pour moi le texte est objet
littéraire plastique :
il faudrait zoomer, cliquer, zapper sur le texte.
Le réel ne s’arrête jamais,
il n’y a pas de raison pour que le texte soit statique.
Voici une petite tentative
d’explicitation générale - ou comment je construis mes textes - ou pourquoi
accumuler et coller des fragments.
Quand on me lit ou quand on m’écoute on a l’impression de suivre une narration
surchargée d’éléments divers. Ces éléments variés semblent vouloir interroger
le sens et se heurtent quelquefois à une limite brutale, un « cut ».
Mes textes sont composés de fragments et je pense que le lecteur ne peut en
général accepter ce qu’il lui semble être un chaos. Il essaye donc de recréer
une narration, d’attraper ici ou là un sens avec un sujet, avec des éléments reconnaissables.
Mon but est de demander au lecteur ou à l’auditeur d’organiser ce qu’il lit ou
entend.
Mon premier texte Débris d’endroits en 1999 commençait par les mots
« à feuilleter ». je demande en effet une lecture active et non
passive : composer les pages comme on le désire, commencer par la fin du
texte etc. Je demande que l’on se confronte aux paradoxes, aux phénomènes, à un
apparent illogisme à l’œuvre. Mais comment discerner, si les énoncés sont trop
abrupts, quelles sont les relations qui se créent ?
On ne reconnaît plus rien. On peut penser qu’il s’agit d’un délire. Si le
lecteur accepte de dériver, de jouer avec les fragments, d’aller vers de
nouveaux territoires comme je le lui demande, il va alors vers une surprise
du texte à inventer. C’est une action qui impose un dialogue et une écoute
multiples. Ma démarche est de donner à voir toutes les possibilités d’invention
d’un texte. J’emprunte les sujets, j’effectue des superpositions, des
télescopages. J’essaie de réaliser des transparences d’objets. J’utilise les
ensembles de mots, de descriptions diverses mais fragmentés de manière
abstraite, comme un peintre qui renvoie des couleurs et des formes sur la toile
les unes vers les autres, le regard organisant l’ensemble. Le propre du langage
est d’être très fortement référencé. Je ne peux par exemple faire semblant de
lire« Le dit du Genji » écrit
au Japon au XIème siècle : il me faut un appareil de notes.
Donc j’interroge sans cesse par mon montage, la fonction relative d’une
certaine histoire, d’une pratique culturelle de la langue. J’utilise les textes
d’une époque, dans un contexte donné. Aujourd’hui j’utilise des singularités
qui ont entre elles des rapports définis. Je les interroge et les fais jouer.
Les événements s’autorisent des rapprochements inattendus, ça parle de partout
et de nulle part. J’essaie d’atteindre avec le montage d’éléments divers à une
certaine vitesse de mouvements d’intensités des références habituelles de la
langue. Accélérer les phrases, les mots, les perceptions, les images. Les
possibilités fonctionnelles, fictionnelles et intellectuelles de mes
propositions sont battues comme des cartes de jeu et deviennent peut-être enfin
narratives. Elles racontent, déroulent quelque chose ici et maintenant. La
forme apparemment achevée est en réalité en mouvement. Je me demande :
a-t-on besoin de significations ? Selon moi c’est la forme elle-même qui
est la signification réelle : elle est le renversement, l’énergie, la
vitesse, la manipulation.
Ce que je dis dans mes textes depuis le début c’est : quoi qu’on fasse il
y a trace. Même si je fabrique un texte comme une crise dont la fin semble
inimaginable.
La page est un plan, une carte, sur ce plan ou carte je projette des
textes-images et ce qui importe c’est le mouvement, c’est ce qu’il y a entre.
Entre les propositions. Ce qui emporte c’est le montage. Ce que je tente de
réaliser c’est non pas un sujet qui commande la phrase et la hiérarchise - la
phrase est la carte, le plan, la société - je propose un ordre ou un désordre à
renouveler, à composer.
Cependant je ne peux empêcher de faire se succéder malgré les déconstructions
et le nomadisme, l’installation d’un ordonnancement poétique, textuel. Cette
mise en place ou continuité est montrée comme un réseau. Les relations de
situations, de petites singularités s’entremêlent. Les zones de textes sont des
réécritures, des vols de textes existants, écrits par moi ou par d’autres - peu
importe. Cette réalité textuelle joue avec les boucles narratives. Car le but est
que le texte soit multiple, qu’il ne soit jamais là où on l’attend. Il y a
simultanéité des situations, chevauchement des messages, faits divers,
publicité, politique, séries TV…On se dit qui parle, pour qui et à la place de
qui.
Donc qu’est-ce que la fragmentation ? Le travail sur le fragment. Ce sont
des découpages de divers moments et une pluralité vive des sensations qui se
croisent, s’interpellent. Ne pas construire un texte où règnerait l’ordre mais
jouer avec le désordre. Il me semble que c’est dans le détourné, les virages,
les ellipses, dans les tremblés que l’on arrive peut-être à une plus grande
précision, que l’on arrive peut-être à dire une époque troublée, plurielle,
sans idéologie, multi culturelle.
Comment concrètement rendre visible un paysage textuel divisé. Dans une page le
passé et le présent du texte se manifestent en même temps. Par exemple
l’étymologie d’un mot, son épaisseur historique, son rapport à la mode encore
en mémoire et son utilisation actuelle dans un cut up dont la signification est
saisie en un instant. Petit à petit le texte vieillit il faut ajouter des
notes, des strates de significations. Il y a un sur-texte qui s’accumule.
J’essaie de faire tenir ensemble des hétérogènes, une matière en mouvement avec
des variations continues et à toute vitesse. Car je réutilise aussi les idées
et les images perdues. A l’arrivée le texte est constitué de techniques
diverses, de couleurs, d’espaces et de temps. Il est adéquation avec le réel,
prise en compte du réel, tentative de document, mais sans aucune illusion, sans
utopie, peut-être simplement du langage. C’est un imaginaire à explorer.
Un jour c’est tel élément qui prendra de l’importance, un autre jour un autre
élément. Tout texte est inachevé, est en cours, flotte entre plusieurs états.
Pour moi le texte est objet littéraire plastique : il faudrait
zoomer, cliquer, zapper sur le texte. Le réel ne s’arrête jamais, il n’y a pas
de raison pour que le texte soit statique.
De nouvelles propositions vont imposer au texte une dynamique nouvelle.
Les inscriptions vont insérer dans le flux de paroles des gestes nouveaux.
Nous enregistrons des milliers d’images et des milliers de mots : cette
impermanence doit pour moi pouvoir s’inscrire dans l’écriture.
par Vannina Maestri, avril 2010