La chambre et l’oiseau Quatrième partie :   C’était...

Publié le 05 mai 2010 par Mmepastel

La chambre et l’oiseau

Quatrième partie :

  C’était facile de tromper des “personnes âgées” comme les avait appelés Jean-Louis, son copain de 5ème B qui était venu le samedi précédent. Comme Léo disparaissait dans sa chambre au lieu de traîner devant la télévision, ses grands-parents croyaient fermement qu’il étudiait avant de se mettre au lit. Ils suivaient de loin son parcours scolaire. Ils étaient âgés désormais, ils avaient suivi les études de leurs filles, mais vingt ans auparavant. Les programmes avaient changé, les professeurs utilisaient des mots qu’ils comprenaient mal et Léo faisait preuve d’une autonomie très encourageante. Les résultats scolaires les confortaient dans leur démarche puisque ceux-ci étaient convenables. En vérité, Léo assurait le minimum, sans forcer. Là où il s’appliquait en revanche, c’était pour signer les mots adressés à sa famille et intercepter les courriers plus officiels. Le personnel éducatif s’accordait pour reprocher à Léo une “attitude trop légère”, “un manque de sérieux”, “un comportement discutable”, conseillait de “se ressaisir promptement”. Mais les multiples mises en garde n’arrivaient pas à leurs destinataires. Il était parvenu en ce milieu de cinquième à un audacieux équilibre sur un fil fragile. Elève agité au collège, il était considéré comme parfaitement sérieux chez ses grands-parents. Ce comportement ne tarderait pas à montrer ses limites, mais cette année-là, Léo gérait son double visage avec maestria. Ses camarades enviaient sa famille qui savait se faire si discrète, indulgente, et ils admiraient son audace. Lorsque l’un d’eux s’étonnait de sa situation familiale ou posait quelques questions, Léo n’hésitait pas à se doter d’une mère femme d’affaires aux Etats-Unis. Son père décédait brusquement dans la même phrase, ce qui en général décourageait son interlocuteur de continuer la conversation. Il avait remarqué la lueur de respect dans l’oeil de ses camarades lorsqu’il annonçait de telles choses. Cette lueur lui était immensément précieuse.

Pourtant sa grand-mère était pleine de sollicitude à son égard ; mais celle-ci ne concernait que quelques domaines très circonscrits : l’alimentation, la santé et l’adéquation de ses tenues à la température. En somme, si Léo avait avalé son cachet d’aspirine et ses gélules de vitamines, s’il sortait bien nourri et chaudement vêtu, il pouvait aller à peu près où il voulait. Et il ne s’en privait pas.

Léo se sentait toujours un peu mal à l’aise quand il rentrait d’une virée illicite et qu’il trouvait son grand-père assoupi sur le canapé, sa grand-mère en train de repasser des chemises devant le téléviseur allumé qui projetait une lumière bleutée sur son visage. Pablo lui faisait un petit signe de tête en se redressant, Lili lui désignait du fer une boîte de biscuits sur la table. Léo prenait en sautillant un biscuit et disparaissait dans le couloir. La texture innocente du gâteau entre ses mains le brûlait. Il avait dans la bouche le goût du rhum avalé frénétiquement dans le garage de son copain mélangé à celui des onze cigarettes fumées méthodiquement les unes après les autres. Il se précipitait sur le lavabo, se lavait longuement et silencieusement les dents et se jetait sur son lit, vaguement nauséeux, en attrapant le casque de son balladeur.

Les voilages doublés empêchaient la lumière descendante du soir de réchauffer la pièce. Léo avait froid. Les guitares agressives dans ses oreilles l’apaisaient, le détournaient de lui, l’anesthésiaient. Il fermait les yeux et sentait le temps disparaître, s’anéantir sous ses paupières. Il aurait pu rester pour toujours sur ce lit, pour l’éternité, inchangé.

Des lettres de sa mère arrivaient régulièrement. Il les lisait rapidement et Lili les rangeait dans un tiroir de la commode. Ces lettres parlaient d’amour, de destin, d’étoiles, de temps. Lili répétait qu’elles étaient importantes, qu’il serait heureux plus tard de les avoir toutes gardées. Léo acquiescait.

(suite demain)


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Musique des Pixies : Gigantic. Photographie (détail) de William Eggleston.