Rosalinda travaille parce qu’elle a toujours travaillé. A quatorze ans, elle quittait l’école pour les champs du côté de Leiria : Rosalinda cueilleuse. A dix-huit ans, elle troquait le Portugal pour la France, où l’accueillait sa cousine concierge à Paris : Rosalinda serveuse. A vingt ans, elle rencontre au bar le jeune Armando, dynamique apprenti maçon, qui l’épouse l’année suivante : Rosalinda femme de ménage. Le maçon se met à son compte à Compiègne et lui fait bourgeoisement un garçon et une fille : Rosalinda nourrice. Aujourd’hui Armando gagne mensuellement comme chef d’entreprise la somme qui permettrait de ravaler la façade côté cour ou de remplacer le tiers des fenêtres côté parc. Rosalinda fait toujours des ménages. Elle se plaint quelquefois du dos : « Avec la situation de votre mari, pourquoi donc des ménages ? Ménagez-vous ! -Vous voudriez que je me tourne les pouces ? En voilà des idées, Monsieur d’Aulnay ! Et qu’est-ce que je ferais de mon temps ? -Il y a mille choses au monde, Rosalinda. -Je n’en connais bien qu’une ou deux. -Et d’ailleurs, ne rien faire de son temps le conserve. Regardez-moi : est-ce que vous me donnez soixante-quinze ans ? »
Rosalinda adore parler, se raconter, c’est pour elle le charme du métier, avec la fierté de s’arrondir « une cagnotte à elle ». Ses rares clients sont ses amis, dit-elle. Elle a pleuré devant les Aulnay deux fois : à la mort de son père l’année dernière, et il y a trois ans parce que sa fille « sortait » avec un Abdel. « Eh bien quoi, Rosalinda ? Vive la France en marche ! - Oui, oui, c’est bien joli, Monsieur d’Aulnay, et puis un jour on retrouve sa fille sous deux mètres de voile noir. S’il fait ça, je le tue. » Il ne l’a pas fait. Les tourtereaux se sont mariés au champagne, et un petit Alberto Chaieb trotte sur les pelouses.
Rosalinda eut un air de deuil, quand les Aulnay lui annoncèrent qu’ils ne pouvaient plus la garder, ni elle ni la maison d’ailleurs. Grevés de dettes. Après la ferme en 36, les bois en 49, le moulin en 82, on liquidait en 2003 ce manoir incommode. Leur rêve sans enfants : finir dans un quatre pièces de centre ville avec ascenseur. Pourquoi non ? Depuis deux siècles qu’ils faisaient course en tête, les Aulnay d’Haucourt se sont essoufflés, c’est dans l’ordre. On peut même dire qu’avec Henry les voilà hors d’haleine… Donc, accablement de Rosalinda à la nouvelle qu’elle ne les verrait plus. Mais son étrange gaieté, juste après . « Nous sommes peu de chose », songeait Henry…
Le jeudi suivant, au lieu de s’équiper pour sa besogne, Rosalinda, solennelle, propose d’aller s’asseoir au salon. Elle a des choses importantes à dire. Cela valait-il de s’asseoir ? tout fut rondement dit et conclu : son mari proposait d’acheter la propriété, murs, meubles, prairies et bois, au prix du marché compte tenu des travaux. On leur laissait s’ils le souhaitaient l’usufruit de la maison de gardien, trois pièces, cuisine et salle d’eau, à rafraîchir. Les Aulnay passèrent successivement par les trois envies suivantes : l’envie d’éclater de rire, l’envie de bouter la drôlesse hors de la baronnie, l’envie de serrer dans leurs bras une si romanesque personne. C’est la troisième envie qui prévalut, au grand scandale de la branche cousine, les Bois d’Arville, qui envisagèrent un recours en justice.
Ainsi vont les temps : la lignée des Aulnay, qui avait débuté sous Napoléon par un palefrenier ambitieux, finissait sous Chirac par un portier rêveur. Henry, dans le pavillon jouxtant la grille, rédige ses mémoires pour personne. Anne-Laure tricote pour le récent Alberto et la toute prochaine Leila. Rosalinda fait toujours leur ménage. Dettes épongées, l’argent placé permet aux Aulnay quelques jolis voyages. Mais rien ne les touche plus que de « monter au château » pour le goûter. Rosalinda fait des flausinas délicieux, qu’elle sert sur la table Boulle offerte à l’aïeul Louis-Charles par l’impératrice Eugénie. Et, tandis que la jeune femme évoque le projet de creuser une piscine dans l’esplanade avant le jardin anglais, le regard délavé d’Anne-Laure s’attarde sur son époux : « Quelle histoire, mon ami, quelle histoire ! », et le regard malicieux du dernier Aulnay d’Haucourt semble répondre : « N’est-ce pas, ma chère ? C’est quelque chose, la France ! »
Arion
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La z’ique du jour :