(Les Di@logues Stratégiques® N°33- 06/02)
Patrick Viveret* est Philosophe de formation. Conseiller référendaire à la Cour des comptes et Directeur du Centre International Pierre Mendès France (CIPMF) il est également membre du conseil d'orientation de la revue Transversales Science/Culture et collabore régulièrement au journal Le Monde Diplomatique.
"Dans nos systèmes démocratiques, les institutions sont quasi incontournables. Le choix ne se pose pas en termes de "pour" ou "contre" les institutions. Toute la difficulté consiste à savoir répondre à la question : Quelle stratégie serait capable de faire progresser une énergie transformatrice tout en l'inscrivant dans la durée ?"
Véronique Anger : Quelles sont les "tactiques" de réseau par effet d'amplification susceptibles de faire bouger les choses sur le plan social local, sans passer par les institutions ?
Patrick Viveret : Avant de parler tactiques de réseau, une question préalable mérite réflexion : Quels sont les stratégies et les objectifs ?
A titre personnel, mon action se situe au niveau de réseaux de citoyenneté active désireux de faire bouger les choses dans le sens d'une plus grande qualité démocratique. On cherche à articuler les enjeux de transformation collective (politiques ou sociaux) avec des enjeux de transformation personnelle de bien-être. L'une des hypothèses considère qu'une grande partie des problèmes rencontrés sur les plans collectif et structurel (dysfonctionnements des institutions, notamment) provient du mal de vivre individuel ou collectif.
Je travaille notamment dans le domaine de l'économie sociale et solidaire. Les grandes structures de l'économie sociale, imposantes par leur nombre ou leur puissance financière (c'est le cas des mutuelles et des banques coopératives) ont souvent perdu l'énergie transformatrice à l'origine de leur institution. L'insuffisante force de transformation, voire l'immobilisme de ces grosses institutions pourrait inciter à les remplacer par d'autres institutions. Or, le risque de reproduire le même effet pervers (l'institué l'emportant sur l'instituant) est pratiquement inévitable.
Pour éviter cette répétition, il est nécessaire de créer une force transformatrice permettant aux institutions sclérosées (politiques ou de l'économie sociale) de retrouver leur énergie originelle, leurs valeurs instituantes. C'est dès la création qu'il faut se préoccuper des conditions de cette revitalisation permanente.
Au sens étymologique, le mot "pouvoir" écrit en minuscules est un verbe auxiliaire qui n'a de sens qu'avec des compléments (les autres représentent donc un atout). Il existe ainsi une bifurcation fondamentale entre l'énergie instituante, reposant sur un pouvoir de création que l'on souhaite voir perdurer, et l'institution fondée sur un pouvoir de contrôle et de domination.
La logique de réseau est la clé qui permet de définir le pouvoir ; non comme pouvoir de domination, mais comme pouvoir de création. La mutualisation du pouvoir de création des acteurs reliés via un réseau permet de démultiplier et d'amplifier cette énergie créatrice. Chacun se sent alors renforcé grâce à autrui.
A l'opposé, un système mafieux peut parfaitement se structurer en réseau, celui-ci ne garantissant pas son bon usage.
VA : De quels outils de "démocratie du changement institutionnel" dispose-t-on aujourd'hui pour modifier les structures de l'intérieur ?
PV : L'un des enjeux fondamentaux de la démocratie du changement vise à retrouver une énergie institutionnelle et une "qualité supérieure". Cette question se pose d'autant plus dans le contexte de la montée d'un populisme conservateur ou ultra conservateur.
Si on se contente de considérer la démocratie comme la démilitarisation de la lutte pour le pouvoir sans pour autant en changer la nature (la domination d'autrui) celle-ci n'est pas prémunie contre l'élection ou le maintien au pouvoir de dictateurs ou d'apprentis dictateurs.
Pour être véritablement efficace, la démocratie doit repenser la nature même du rapport au pouvoir. Il est nécessaire de privilégier une qualité de démocratie participative et une qualité de conscience citoyenne, qui lui permetteront d'évoluer et de se renouveler en permanence. On a besoin d'une "imagination institutionnelle" pour réussir.
A ce propos, l'article 14 de la Déclaration des Droits de l'homme et du Citoyen française stipulant que tous les citoyens ont le droit par eux-mêmes ou leurs représentants de vérifier la nécessité de la contribution publique, en déterminer la quotité, l'assiette, l'emploi et la durée, demeure d'actualité.
En principe, la comptabilité publique française devrait respecter cet article. Dans les faits, cette énergie transformatrice là est devenue lettre morte.
On pourrait imaginer récupérer l'énergie transformatrice présente dans l'article 14 et la relier à des modalités novatrices, telles que les expériences de "budget participatif ". Ensuite, on essaierait de déterminer qui, dans un pays tel que la France, va permettre d'établir le lien entre la citoyenneté et la contribution publique (en dehors de l'impôt). On obtiendrait alors une démocratie instituante, permettant d'agir à la fois au sein et à l'extérieur des institutions. Ce dispositif s'appliquerait indifféremment aux mouvements syndicaux, aux partis politiques ou aux institutions scientifiques,…
Dans nos systèmes démocratiques, les institutions sont quasi incontournables. Le choix ne se pose pas en termes de "pour" ou "contre" les institutions. Toute la difficulté consiste à savoir répondre à la question : Quelle stratégie serait capable de faire progresser une énergie transformatrice tout en l'inscrivant dans la durée ?
VA : Pensez-vous réaliste l'idée de José Bové de créer une "5ème force", c'est-à-dire le moyen de mettre en réseau la société civile pour créer un rapport de force mondial capable de contrebalancer les grandes puissances dirigeantes (économique, politique, militaire, médiatique) ?
PV : Je poserais le problème différemment. Je suis totalement convaincu qu'il faut continuer à donner à la société civile internationale un poids beaucoup plus important. Toutefois, j'y introduirais deux nuances.
A mon sens, il est important d'avoir une société civile, notamment mondiale, de plus en plus dynamique, mais il faut plus que cela. La société civile est aussi une société "civique".
Il est nécessaire de se poser les questions politiques du point de vue de l'analyse comme du point de vue des propositions. La société civile a un rôle fondamental à jouer, mais elle est marquée par un certain nombre d'objectifs. Par exemple, les revendications d'un syndicat paysan sont différentes de celles d'un syndicat ouvrier, elles-mêmes étant différentes de celles d'une association à vocation humanitaire ou à dominante écologique.
La société civique doit se poser la question de l'émergence d'une démocratie et d'une citoyenneté mondiale sur le terrain politique. La politique se fondant sur le pouvoir de création, par opposition aux "écoles de guerre" et de rivalité que représentent les partis politiques.
Il s'agit moins d'une cinquième force juxtaposée aux autres que d'une force intégrée dans le politique, le médiatique, l'économique et le militaire. Dans cet esprit, elle pourrait influencer les médias ; poser la question de l'art de la paix (dans le conflit Israélo-Palestinien par exemple, ou travailler au processus de réconciliation en profondeur des peuples de l'ex-Yougoslavie) ; ouvrir le champ d'une nouvelle approche de l'économie (sociale et solidaire par exemple) ; redonner à des courants politiques existants (écologie, socialisme, républicain démocrates,…) une qualité transformatrice qu'ils ont parfois perdue
VA : Selon vous, de quels moyens disposeront les ONG pour faire face à la mondialisation dans le futur ?
PV : Depuis dix ans -du premier sommet de Rio au forum social de Porto Alegre- les ONG ont joué un rôle capital (mais non exclusif) dans l'émergence de la société civile et civique mondiale. Ce rôle sera d'autant plus fort que les associations prendront conscience qu'elles ne sont pas seules. Je préfère parler d'"associations" qui porte un projet positif non lucratif, plutôt que d'"organisations non gouvernementales" qui, d'emblée, se situent négativement.
L'émergence d'un vrai mouvement syndical mondial représente un enjeu majeur, par exemple.
VA : Qu'est-ce qui se cache réellement derrière les mots "cybercitoyen" ou "cyberdémocratie" ?
PV : De mon point de vue, il n'est pas de cyber citoyenneté dissociable de la qualité civique et de la qualité démocratique. Le cyberespace représente une opportunité. Il est clair qu'un mouvement comme ATTAC ou comme le forum social de Porto Alegre n'auraient pas pris une importance internationale aussi rapidement sans internet et le courrier électronique.
Le formidable effet d'amplification, issu de la possibilité de créer très vite un réseau planétaire, constitue certainement un accélérateur de ce qui pourrait être une forme d'émergence de citoyenneté ou de démocratie mondiale.
Il faut toutefois se souvenir que les outils de communication ne sont que des outils. De tels systèmes sont d'autant plus efficaces que les individus ont l'occasion de se rencontrer physiquement de temps en temps…
C'est pourquoi je réponds "oui" à tout ce qui peut faciliter la démocratie et, en particulier, à l'usage des nouvelles technologies. "Non", si l'objectif est de créer un nouvel absolu avec l'idée que la cyber démocratie peut exister indépendamment de la démocratie elle-même.
VA : Quelle est votre analyse de la communication politique dans un pays comme la France ? Comment expliquez-vous que les politiques utilisent soit un langage "plat", qui privilégie la sécurité (des personnes, sociale, emploi, retraite,…) au lieu d'ouvrir des perspectives d'avenir (environnement, santé, éducation, société de l'information,…) ; soit un discours extrémiste très critique ? Pourquoi n'entend-on plus de vrais discours de gauche, et de droite ?
PV : Les êtres humains ne sont pas simplement des êtres de raison et de besoins ; ils sont aussi des êtres d'émotion et de passion. L'humanité a cette caractéristique d'être une espèce qui sait qu'elle va mourir. Par conséquent, on ne vit pas, conscient qu'on va disparaître un jour, sans se poser des questions fondamentales sur le sens de la trajectoire de vie, de la reconnaissance, que ce soit à titres personnel ou collectif.
Une dimension essentielle : la prise en charge des enjeux émotionnels (les questions du sens et de la reconnaissance) n'a plus été considérée par les principaux courants politiques. Cette absence de débat dans la sphère publique, qui renvoie le citoyen à un univers de besoins ou de rationalité, ouvre subitement un espace aux forces populistes ou extrémistes. Leurs discours "régressifs" répondent aux peurs des gens. A la place du pluralisme et de la tolérance, les propos sont empreints d'un sens identitaire et la reconnaissance est exclusive.
Je pense que le processus de qualité démocratique doit s'efforcer de comprendre le rôle déterminant de l'enjeu émotionnel et montrer qu'il est possible d'y répondre de façon positive plutôt que régressive. Une espèce d'autisme de la classe dirigeante (tous partis confondus) l'a empêchée d'entendre la souffrance sociale. Le risque de dérapage vers des formes régressives, populistes, identitaires, est réel. Le signal d'alarme a été tiré lors des présidentielles avec le vote FN d'une partie de la population.
Aucun sens (spirituel, religieux, philosophique,…) n'a le droit, au nom de son propre discours, d'interdire aux autres son expression. De la même façon, il peut y avoir une reconnaissance permettant aux êtres humains d'échapper à la solitude sans que cette construction d'identité collective se fasse au détriment des autres.
VA : "C'est bien la question du désamour qui est centrale. Cette espèce (l'humanité) ne s'aime pas. Ni entre ses membres, ni au sein de chaque individu, ni même comme espèce. C'est à cette question cruciale que nous devons nous affronter en cessant de vouloir la réduire ou la contourner. (…) Comment aider les humains à sortir de la guerre et à mieux vivre en paix ?" Cette citation est extraite de votre article publié dans le numéro de juin de Transversales Science/Culture(1). Comment réussir à mieux vivre ensemble ?
PV : L'être humain est caractérisé par son ambivalence. Il ne va pas de soi pour lui de vivre en paix avec son voisin.
Je pense qu'aujourd'hui la question centrale du processus démocratique est la question de la relation humaine, du désamour. Comment vivre mieux ensemble ? Comment apporter plus d'humanité ? Comment faire de la sagesse une question politique ? Quel art de vivre permettrait à la fois de vivre intensément et pacifiquement le voyage d'humanité ?
On oppose souvent sérénité à intensité. Le goût "intensité" est extrêmement fort du point de vue émotionnel. Les êtres humains préfèrent vivre dans les rapports guerriers pour pouvoir vivre l'intensité.
Pour ces raisons, il est essentiel de montrer qu'il est possible de vivre intensément ce voyage de vie conscient dans l'univers qu'est l'humanité, et que cette intensité peut être liée à de la paix avec autrui et avec soi-même, c'est-à-dire à de la sérénité.
*Patrick Viveret est également l'auteur du rapport "Reconsidérer la richesse" (Mission Les nouveaux facteurs de richesse) pour l'ancien Secrétaire d'Etat à l'Economie solidaire Guy Hascoët.
(1) "Pour un nouveau regard sur l'économie et la richesse" in Transversales n°01 nouvelle série 1er trimestre 02. Nous vous recommandons également l'article publié en juin 02 dans Des Idées et des Hommes® : "Parce que le monde et les temps changent"