L'observateur se pose nécessairement la question des conséquences de la crise sur l'évolution géopolitique du monde. Deux livres viennent répondre à cette question. L'un est écrit par deux économistes (Pierre Pascallon et Pascal Hortefeux),l'autre par un géopoltiologue (F. Heisbourg). Ces regards croisés sont intéressants à superposer, pour déceler les points communs. Curieusement, celui qui voit à plus long terme est celui des économistes....
La première fiche de lecture est de mon fait, la seconde a été écrite par l'ami jérôme Pellistrandi que je remercie, une fois encore, pour son splenidde travail.
1/ Hier la crise, demain la guerre, La crise va-t-elle amener le monde au bord du gouffre ? P. Pascallon et P. Hortefeux L’Harmattan, 2010
La crise financière puis économique qui frappe le monde depuis maintenant deux ans a-t-elle des conséquences géopolitiques ? et surtout, ces conséquences peuvent-elles aller jusqu’à la guerre ? Cette question légitime mérite d’être analysée plus avant, surtout si l'on se souvient que le monde n’est réellement sorti de la grande dépression que par la guerre.
Ces questions sont reprises par deux économistes, Pierre Pascallon et Pascal Hortefeux. Ils se placent d’emblée sous l’auspice d’auteurs que j’apprécie : Schumpeter, Braudel mais aussi François Perroux, méconnu de nos jours alors qu’il aurait dû avoir le Nobel, si la mort ne l’avait pas frappé trop tôt.
Très didactique, l’ouvrage se veut une démonstration. La première partie explique que la crise de 2007 et 2008 est une crise exceptionnelle du capitalisme financier mondialisé : elle a le même visage et la même origine que les crises précédentes, même si elle est plus intense et plus globalisée que les précédentes.
La deuxième partie montre que cette crise risque de se prolonger économiquement en une longue et difficile période de transition jusqu’aux années 2030 : pour ce faire, les auteurs recourent aux cycles Kondratieff (cycles économiques longs d’une quarantaine d’années) et aux cycles Juglar (cycles courts de 7 ou 8 ans). De ce point de vue, 2007 serait un des hauts de cycles (voyant la conjonction d’un sommet Kondratieff et d’un sommet Juglar) et ouvrirait une période de longue décroissance d’une durée de vingt à vingt-cinq ans jusqu’à un point bas estimé à 2030 environ. Ce tassement verrait d’une part le déclin de l’influence américaine et s’accompagnerait d’un polycentrisme mondial, source de tensions accrues entre les nations. De ce point de vue, l’auteur note le retour d’un capitalisme stato-centré, ce qui lui fait pronostiquer la permanence des Etats (à rebours du déclin annoncé par d’autres).
La troisième partie se porte à l’horizon 2030, et décrit un nouvel ordre mondial asiatique autour de la Chine. Deux questions se posent déjà : y aura-t-il stabilité de la zone asiatique autour de la Chine (Japon, Inde, Corée) ? Et cette zone procurera-t-elle de la stabilité au reste du monde ? Rien n’est moins sûr, et la perspective d’un monde dénucléarisé paraît plus improbable que jamais.
Cet ouvrage est intéressant puisqu’il fait le lien entre deux ordres d’analyse : l’ordre économique, aujourd’hui dominant et à propension totalisante, comme si le monde pouvait n’être vu que sous l’angle économique ; et l’ordre géopolitique, qui ne méconnaît pas l’ordre économique mais le subordonne à des rivalités de puissance. Je partage l’analyse générale l’auteur (pessimisme envers la gravité de la crise actuelle qui n’est pas « une crise de plus », tassement de l’influence américaine et émergence d’un pôle asiatique). Surtout, la remise en valeur de l’école régulationniste (même si le mot n’est pas prononcé) suscite l’intérêt (en débarrassant cette théorie des relents marxistes qu’elle abrite souvent). On pense ainsi à M. Aglietta, qui explique que le capitalisme ne vit que de crise en crise, ce qui relativise les principes de la théorie libérale (main invisible, concurrence pure et parfaite, perfection des marchés). Pour le reste, c’est un livre pédagogique dont on regrettera seulement les trop nombreux points de suspension émaillant le texte. Ce petit défaut n’effraiera pas le lecteur désireux de relier la crise à l’analyse géopolitique.
O. Kempf
2/ A propos du livre de François HEISBOURG : Vainqueurs et vaincus, lendemains de crise, Stock, 2010.
Il n’est plus besoin de présenter François Heisbourg tant sa place et son rôle dans la réflexion stratégique française sont essentiels et déterminants. Même si ses prises de position sont parfois critiquées, il n’en demeure pas moins vrai que ses analyses et ses propositions sont toujours pertinentes et participent au débat géopolitique.
Il en va ainsi de son dernier livre centré sur les conséquences stratégiques de la crise économique qui s’est ouverte au deuxième trimestre 2008 avec l’effondrement des subprimes. Plus qu’une simple récession temporaire, il s’agit d’une période de perturbation, de transformation et de mutation profonde de l’ensemble des relations internationales dont toutes les implications n’ont pas encore été totalement perçues et comprises, notamment sur le plan stratégique avec l’apparition de nouveaux rapports de force entre les nations. Il est finalement bien loin le temps où la « fin de l’histoire » aurait permis de toucher enfin les « dividendes de la paix ». En fait, la « grande récession » a accéléré la transformation de l’ordre mondial avec des pays « vainqueurs » comme la Chine et d’autres que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « vaincus » car ils n’ont pas su ou voulu s’adapter suffisamment vite à l’évolution du monde.
La Chine est, selon F. Heisbourg, la grande gagnante. A l’inverse, des petits ex-« dragons » européens comme l’Irlande ou l’Islande, dont l’échec a été brutal, le dragon chinois, en s’appuyant sur les décisions politiques et économiques prises par Deng Xiao Ping en 1979, a accédé au modernisme et à la prospérité, certes encore inégalement partagée. Après des décennies de repli, voire d’humiliation ou d’utopie maoïste, Pékin peut désormais exprimer et afficher ses ambitions, et, même s’affranchir des autres grands de la planète, voire les contrer sur la scène internationale comme ce fut le cas avec la France ou encore lors de la visite du Président Obama à l’automne 2009. La question posée par F. Heisbourg porte sur l’évolution de la relation sino-américaine, que les Etats-Unis ne souhaitent pas conflictuelle en raison des intérêts économiques communs. Au final, il estime que les dirigeants chinois porteront leurs efforts sur la poursuite de la croissance économique et non sur la revendication d’un nouvel impérialisme pacifique. Il faudra toutefois suivre avec attention Pékin et rester cependant réaliste entre les déclarations et certaines pratiques plutôt agressives, notamment autour d’internet, et dont les objectifs sont loin d’être transparents.
Si la Chine est désormais la puissance mondiale montante, les Etats-Unis restent « malgré tout » la première puissance mondiale et conservent de précieux atouts. Tout d’abord, la crise économique fait partie du cycle américain et de la culture entrepreneuriale des Américains. La « grande dépression » de 1929 n’a pas empêché les Etats-Unis de poursuivre leur course en avant et de rebondir grâce à une capacité permanente d’innovation et d’adaptation au changement. La modernité est consubstantielle à l’esprit américain. Par ailleurs, les Etats-Unis sont de très loin la seule puissance militaire globale depuis l’effondrement de l’URSS, qui avait essayé en vain de rivaliser. Pékin, malgré ses efforts, ne pourra pas contester ce leadership américain avant au moins deux décennies. Pourtant, malgré cette capacité militaire unique et quasi illimitée, la question de la volonté stratégique américaine est désormais posée, surtout avec l’administration Obama, moins encline à vouloir changer le monde que les néo-conservateurs qui entouraient G.W. Bush.
A l’unilatéralisme arrogant a succédé une politique plus pragmatique, mais dont les objectifs premiers restent fondamentalement la préservation des intérêts américains, d’autant plus que le pays est confronté à des défis internes majeurs avec la sortie de la crise économique et la préparation de l’après pétrole. Il faut y rajouter les défis externes, dont le pas moindre est celui de la guerre en Afghanistan et où l’Europe n’est plus considérée que comme un acteur secondaire. Pour Washington, le centre de gravité de la planète a en effet basculé vers le Pacifique et l’Orient –du proche à l’extrême-, écartant le continent européen des débats stratégiques du futur. Il ne faut pas oublier ici l’effet générationnel qui joue pleinement dans le rôle d’oubli de la mémoire de l’histoire. Depuis Bill Clinton, tous les présidents sont désormais nés après la seconde guerre mondiale et n’ont plus cette référence dans leur propre mémoire. Soulignons que ce phénomène inéluctable est également à l’œuvre en Europe, accentuant la séparation « psychologique », voire la fracture entre les deux rives de l’Atlantique.
Et de fait, F. Heisbourg considère que la « grande récession » a accéléré le déclin et la marginalisation des alliés traditionnels de Washington, le Japon et l’Europe.
Le Japon n’arrive pas à sortir de la stagnation entamée il y a déjà une vingtaine d’années. La période du plein emploi garanti à vie est désormais révolue et la stagflation illustre bien cette morosité nippone qui ne cesse de s’accroître. L’exemple de Toyota en est une illustration bien négative avec des difficultés techniques sur ses voitures tournant à l’humiliation. De plus, non seulement la Chine, mais également la Corée du Sud sont devenus les concurrents, voire dépassent désormais l’Empire du soleil levant, y compris dans le domaine des hautes technologies. A cela, s’ajoutent les incertitudes stratégiques autour du bouclier américain – est-il encore fiable politiquement ?- et le vieillissement démographique, peu porteur de dynamisme et de modernité. Tokyo semble passé de mode.
Quant à l’Europe –prise dans sa dimension de l’Union européenne -, la question posée est de savoir si celle-ci veut et peut jouer encore un rôle majeur sur la scène internationale
La crise l’a profondément affecté comme le montre la situation inquiétante de la Grèce et la remontée du chômage dans la plupart des pays membres de l’UE. Déficits budgétaires en hausse, absence de réponse politique commune, égoïsme des nations, incapacité de Bruxelles à fixer des règles de bonne conduite et à susciter l’adhésion des opinions publiques,… Tout concourt à donner une image plutôt négative de l’Europe.
De plus, la mise en œuvre du Traité de Lisbonne à un moment inopportun, en pleine crise économique, accroît la confusion et complexifie la gouvernance européenne. La montée en puissance du service diplomatique extérieur a ainsi très mal débuté lors du tremblement de terre d’Haïti et a donné là encore une impression déplorable de l’Europe alors même qu’elle est au final le premier contributeur financier. A cela, il faut rajouter la montée des populismes, en particulier dans les nouveaux états membres issus de l’Europe de l’Est (PECO) avec une double déception, tout d’abord avec les Etats-Unis désormais moins intéressés par les PECO et davantage tournés vers un rapprochement avec Moscou et enfin à l’égard de la « vieille » Europe, moins encline à financer la modernisation et la remise à niveau de ces pays.
C’est ici que se pose la question des relations avec la Russie, hier ennemi, aujourd’hui partenaire difficile et aux ambitions affichées, à défaut d’être pleinement retrouvées. C’est ainsi qu’avant la crise, l’Ukraine et la Géorgie aspiraient à très vite intégrer l’OTAN puis l’UE. Avec les guerres du gaz et au Caucase à l’été 2008, la prudence est désormais de mise. S’agit-il pour Moscou de se reconstituer un glacis stratégique ? Il sera ici intéressant d’observer les évolutions de la relation russo-polonaise à la suite du double drame de Katyn. Un meilleur dialogue entre la Russie et la Pologne serait au bénéfice de toute l’Europe. De même, le récent accord entre l’Ukraine et la Russie sur les approvisionnements gaziers et le stationnement de la flotte russe à Sébastopol est plutôt un facteur d’apaisement, même si cela agace les Atlantistes les plus convaincus.
Au-delà de la « grande récession », F. Heisbourg aborde enfin d’autres évolutions stratégiques qui se dessinent peu à peu. Tout d’abord, il faut souligner que l’impact de la crise économique a été moindre dans les pays classés comme « pauvres » et tout particulièrement en Afrique, dont le décollage économique pourrait devenir une réalité d’ici peu, à condition que la bonne gouvernance devienne la règle dans les pratiques politiques. Le rôle des télécommunications autour des téléphones portables et d’internet est ici tout à fait passionnant à observer comme catalyseur de progrès et de développement pour les pays à l’économie dite émergente. La révolution numérique peut constituer une chance historique pour le continent africain.
Parmi les autres enseignements à tirer, il ne faut pas négliger l’Inde, deuxième puissance démographique mondiale et qui ne veut pas se laisser distancer par sa voisine et concurrente, la Chine, alors même qu’elle vient à peine de prendre conscience de son retard par manque de volontarisme.
D’autres défis attendent également les grands acteurs du monde, à commencer par le réchauffement climatique et l’attitude à adopter pour limiter les émissions de CO2. Là encore, les réponses qu’apporteront la Chine et les Etats-Unis, les principaux pollueurs de la planète, seront scrutées et commentées avec intérêt et inquiétude, notamment par les Européens, davantage préoccupés par les questions environnementales que les premiers cités. Il y a en effet un risque réel de vouloir privilégier le court terme pour permettre un retour rapide à la croissance au détriment d’une politique de développement durable plus ingrate et souvent impopulaire électoralement.
Se pose ici la question de l’après-pétrole, avec là encore, plus d’interrogations que de certitudes. Quelles énergies alternatives ? Le nucléaire est-il la solution la plus performante ? Derrière, il sera également nécessaire de réfléchir au mode de société future, sachant qu’il serait hypocrite et illusoire, de la part des pays développés, de refuser l’accès à la société de consommation aux pays émergents. L’échec du sommet de Copenhague illustre hélas cette problématique majeure pour notre avenir.
La conclusion de F. Heisbourg constate que l’histoire s’est accélérée avec cette « grande récession ». Quatre nouvelles puissances stratégiques sont en train d’émerger et de revendiquer un rôle plus actif dans la conduite des affaires du monde : la Chine, l’Inde, l’Indonésie et le Brésil. De plus, le facteur démographique redevient facteur de puissance car il signifie désormais d’énormes marchés potentiels pour une clientèle avide de consommer. Là encore, l’Asie sort gagnante sans pour autant exclure définitivement l’Afrique qui, grâce aux technologies de l’information, entame enfin sa transformation. La coupe du monde de football en Afrique du Sud en juin sera un bon révélateur à observer.
On peut s’interroger ici de l’absence du monde arabo-musulman qui est peu évoqué dans ce livre, excepté par l’approche de la dépendance aux matières premières, facteur de fragilité. Nul doute qu’il y a là somme de réflexion pour un prochain ouvrage. Cette dépendance aux matières premières peut se voir aussi pour la Russie qui a pâti de la récession. On peut cependant estimer qu’avec une gestion plus performante des ressources de son immense territoire, Moscou dispose d’atouts considérables pour l’avenir. A condition de savoir s’en servir.
Il y a donc les vainqueurs et les vaincus. Et dans ce dernier groupe où figure le Japon selon l’auteur, l’Europe pourrait s’y retrouver si elle n’arrive pas à retrouver une dynamique qui lui fait désormais défaut, surtout pour affronter les défis de demain, dont le réchauffement climatique aux conséquences peu maîtrisables. La question grecque est d’ores et déjà une mise à l’épreuve décisive.
Le monde de demain sera ainsi plus instable avec des risques de ruptures stratégiques irréversibles. Il n’est que temps de préparer l’avenir en évitant de se focaliser sur l’immédiateté et le court terme, maladies mortelles de notre société hyper médiatisée où les people ont remplacé les penseurs et les savants.
Jérôme Pellistrandi