La danse contemporaine, avec toutes les questions qui accompagnent cette forme de pratique artistique, en offre une illustration assez étonnante. Jusque dans les années 1990, seuls Le Caire, Tunis, Beyrouth ou encore Casablanca offraient à une petite élite de rares spectacles, le plus souvent proposés par des compagnies venues de l’étranger. Mais depuis cinq ou six ans, on assiste à un véritable “printemps de la danse arabe contemporaine”, avec des manifestations qui attirent un public de plus en plus nombreux dans des endroits aussi inédits pour cette forme d’art que Damas, Ramallah ou Amman. A tel point que le quotidien saoudien Al-Sharq al-awsat pouvait titrer, dans un article (en arabe) paru en avril 2009, que “la danse moderne a gagné sa bataille arabe”.
Certes, cette année-là encore, le festival organisé à Ramallah a provoqué bien des réactions dans certains milieux conservateurs choqués par cette forme d’art “allogène” (dakhîl) associée pour certains à la débauche (mujûn) et à l’immoralité (khalâ’a). Ironisant sur les propos de Khaled Ellayan (خالد عليان : un des responsables du théâtre Al Kasaba) décrivant la danse comme une forme de résistance, des voix, au sein du Hamas en particulier, avaient entonné le traditionnel couplet sur “ceux qui dansent sur les blessures du peuple palestinien” (article en arabe dans Al-Akhbar) en mettant en œuvre un “agenda occidentalo-sioniste” subventionné par le dollar américain !… Il n’empêche que le public est venu encore plus nombreux qu’à l’habitude à cette 9e édition du Festival de la danse contemporaine, auquel a participé notamment la troupe des arts populaires palestiniens (فرقة الفنون الشعبية الفلسطينية) avec un spectacle, intitulé Lettre à… (رسالة إلى), inspiré du grand dessinateur de presse Naji ‘Ali, assassiné à Londres en 1987 (évoqué dans ce billet).
Figure centrale de la danse contemporaine au Proche-Orient, Omar Rajeh mérite bien une place à part dans cette rapide présentation (il y aura un autre billet sur le même thème la semaine prochaine), ne serait-ce que pour le rôle qu’il a joué dans la promotion de cette pratique artistique dans la région. Ancien membre de la troupe Caracalla (du nom de son fondateur, Abdel-Halim Caracalla), il a lui-même créé la troupe Maqamat et initié BIPOD (Beirut International Platform of Dance), un festival de danse contemporaine lancé à Beyrouth en 2004. Année après année, BIPOD – dont l’édition 2010 s’est achevée le 2 mai dernier avec des spectacles mais aussi des ateliers, des stages, des conférences, une exposition photo… – s’affirme (voir par exemple cet article sur le site iloubnan), comme le principal rendez-vous de la danse contemporaine au niveau régional.
Bien entendu, ce n’est possible que grâce à l’intelligente collaboration des services culturels de plusieurs pays européens (Allemagne, Danemark, Norvège, France…), confirmant ainsi dans leurs noirs soupçons tous ceux qu’effraie le spectacle de ces corps sur scène. Il est vrai également qu’une partie des danseurs arabes qui se produisent résident à l’étranger, là où se trouvent les troupes où ils travaillent. Mais le succès que rencontrent les représentations et le nombre croissant de professionnels travaillant de plus en plus dans leur propre pays sur une “perception contemporaine” (et arabe) du corps, montrent à ceux qui veulent bien le voir que le monde arabe ne vit plus au temps des danseuses orientales (bien souvent étrangères d’ailleurs : voir ce précédent billet), cet équivalent, presque aussi exotique dans l’imaginaire occidental, de la femme “en voile intégral”.
Illustrations : affiches de festivals organisés par Masahat à Beyrouth, Amman et Damas