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Nul n'est prophète en son pays...

Publié le 02 mai 2010 par Véronique Anger-De Friberg @angerdefriberg

(Les Di@logues Stratégiques N°64 - 01/08)

Fin stratège politique, Nicolas Sarkozy n'a pas hésité à utiliser l'une des grandes idées historiquement véhiculées par la gauche. Si son entourage semble avoir su capter des attentes fortes des Français et les intéresser à la construction de leur avenir, la gauche est hélas restée sourde à la plupart des réflexions et des grandes idées françaises…).

Nul n'est prophète en son pays...L'habile réutilisation politique par Nicolas Sarkozy des idées d'Edgar Morin, sociologue-philosophe, chercheur et directeur émérite au CNRS, notamment de sa " politique de civilisation ", fait l'actualité depuis la cérémonie des vœux. Le président de la République et son entourage ont su avec intelligence intégrer un concept relativement simple et largement décrit dans le livre d'Edgar Morin " Une politique de civilisation " (éditions Arléa. 1997) co-écrit avec Sami Naïr, philosophe-sociologue et ancien député européen (gauche unitaire européenne).
Je ne doute pas que nos leaders et leurs équipiers (de droite comme de gauche) aient étudié les théories du sociologue, enseignées depuis les années 70 à Sciences-Po et dans les universités et qu'ils puissent, par conséquent, s'intéresser aux idées de l'un des penseurs les plus importants de notre époque. Henri Guaino, " plume " et conseiller spécial du président, revendique d'ailleurs son admiration de longue date pour le sociologue qui figure (petit rappel à l'intention des moins de 35 ans et d'une partie du grand public qui ne connaîtrait pas ce grand penseur) parmi les rares intellectuels français encore vivants à être étudiés et reconnus à l'étranger. Et, par les temps qui courent, ce n'est pas rien ! Morin serait, de l'aveu même de l'intéressé, beaucoup plus connu du public et davantage écouté des politiques dans les pays latins qu'en France.
" Curieusement, mes théories sont mieux comprises et plus populaires en Espagne et dans les pays d'Amérique latine… " me confiait-il, mi amusé, mi amer, à l'occasion d'une conversation sur ses projets littéraires quelques semaines avant le premier tour des présidentielles françaises. Nul n'est prophète en son pays… quoi que l'actualité récente pourrait bien faire mentir ce vieil adage, tant Edgar Morin est à l'honneur aujourd'hui dans les médias !
Quand les idées de gauche essaiment… à droite !
L'utilisation d'une formule aussi intimement associée à la pensée d'un intellectuel de gauche a causé une vive surprise, en particulier dans les rangs des penseurs et des représentants de l'opposition. M. Guaino s'est donc senti le devoir d'éclairer les Français sur le sens de cette " politique de civilisation " pour tenter d'éviter une polémique.
C'est ainsi que nous apprenons que celle-ci est caractérisée par " le réveil du débat d'idées, l'affirmation des valeurs, le retour d'une dimension intellectuelle et morale de la politique. L'autorité, la vie, l'identité, l'école participent de cette politique de civilisation au service d'une nouvelle Renaissance(1). (…) Le président de la République ne reprendra sans doute pas à son compte toutes les prescriptions d'Edgar Morin, mais sa façon de poser le problème de la politique est la bonne. " (" Ce qu'est notre politique de civilisation ". Le Figaro magazine du 11/01/08).
Fin stratège politique, opportuniste, intuitif, Nicolas Sarkozy n'a pas hésité à s'emparer des grandes idées historiquement véhiculées par la gauche. Si son entourage semble avoir su capter des tendances, des attentes fortes des Français et les intéresser à la construction de leur avenir, la gauche est hélas restée sourde à la plupart des réflexions et des grandes idées françaises, en particulier des propositions des anciens membres d'un des groupes de pensée les plus actifs depuis ces 30 dernières années, le " Groupe des Dix ", prolongé dans les années 80 par le GRIT-Transversales.
A la question : " Vous êtes un intellectuel de gauche. Comment expliquez-vous que la gauche ne vous entende plus ? " (" Edgar Morin : un déviant et un conformiste ". Raphaëlle Bacqué, Thomas Hugues et Stéphane Paoli dans Le Monde du 9 janvier) Edgar Morin aura cette réponse désabusée : " J'ai souhaité irriguer la gauche, je ne l'ai jamais irriguée. Dans les années 1970, on avait dit aux socialistes : on peut vous faire des séminaires sur la complexité… Ils s'en foutaient. Ils ont toujours vu en termes de pouvoir. Ils se disaient : quand la droite prendra le pouvoir, ils vont se déconsidérer et on prendra leur place. Cela a marché pendant pas mal de temps. Maintenant, cela ne marche plus. ".
Il convient de profiter de cette actualité pour rappeler que les idées développées par Edgar Morin et reprises par l'équipe du président Sarkozy, s'appuient sur l'un des thèmes fondateurs du Groupe des Dix dont il a été l'un des participants actifs avec Henri Atlan, Jacques Attali, Robert Buron, Jacques Delors, Henri Laborit, André Leroi-Gourhan, René Passet, Jacques Robin, Michel Rocard, Joël de Rosnay, Jacques Sauvan, Michel Serres, Jacques Testard,...
Alors que Jacques Robin nous a quittés en juillet 2007 -l'un des fondateurs du Groupe des Dix dont j'ai publié le livre-testament : "L'Urgence de la métamorphose"(1)- je me dois de rendre hommage au rôle d'un groupe de pensée dont le dynamisme, l'influence et les apports constructifs sur la vie intellectuelle et philosophique française de ces trois dernières décennies ont été, et demeurent aujourd'hui encore, fondamentaux.
Rapprocher intellectuels, scientifiques et politiques
De 1966 à 1976, le Groupe des Dix réunissait des intellectuels désireux de contribuer à un monde plus responsable et plus solidaire, appartenant à des horizons différents (biologie, économie, sciences sociales, écologie, philosophie, juridique, politique,…) et convaincus de la nécessité de décloisonner les travaux entre les différentes disciplines et d'en relier les connaissances pour appréhender le monde dans sa complexité. Les membres du groupe et leurs invités confrontaient leur savoir et leurs connaissances dans le but de rapprocher intellectuels, politiques et scientifiques et d'élaborer une réflexion dynamique sur la société. Chacun pouvait s'exprimer très librement, sans lutte de pouvoir ni recherche de domination des uns sur les autres.
A partir des années 80, la réflexion initiée par ce groupe s'est poursuivie au sein du GRIT (Groupe de Recherche Inter et Transdisciplinaire) et de Transversales. Qu'il s'agisse d'Edgar Morin avec " Pour une politique de civilisation ", " Introduction à la pensée complexe ", " Relier les connaissances ", " Penser l'Europe " ou " Terre Patrie " ; de René Passet avec " Eloge de la mondialisation par un anti-présumé ", " L'économique et le vivant ", " Sortir de l'économisme " ou " L'illusion néo-libérale " ; de Jacques Robin avec " L'urgence de la Métamorphose ", " Changer d'ère " ou " De la croissance économique au développement humain " ; de Joël de Rosnay avec " Le Macroscope ", " l'Homme symbiotique " ou " Le cerveau planétaire " ; de Patrick Viveret avec son remarquable ouvrage " Pourquoi ça ne va pas plus mal " ou " Reconsidérer la richesse ", tous n'ont eu de cesse de lancer des bouteilles à la mer pour tenter " d'irriguer la gauche ".
Chacun de ces livres était un message fort ; pourtant, rares sont les leaders socialistes, à l'exception toutefois de Jacques Attali, Jacques Delors ou Michel Rocard, à avoir repris à leur compte les réflexions du groupe sur la systémique et la complexité ou évoquant la nécessité d'une société future plus égalitaire ou d'une " anthropolitique ", c'est-à-dire d'une réflexion sur les relations entre science, société, politique et environnement.
Un monde meilleur ?
A plusieurs reprises, j'ai eu l'occasion de rencontrer et d'interviewer certains de ces penseurs-phares, en particulier dans le cadre de mes " Di@logues stratégiques " (cf. références en fin d'article). Je crois même pouvoir avouer que mon choix de devenir journaliste, puis éditrice, a vraisemblablement été un prétexte pour mieux les approcher et entretenir le lien…
Au milieu des années 80, le Professeur Laborit, André Leroi-Gourhan, Jacques Monod, Edgar Morin, René Passet, Jacques Robin, Michel Rocard, Joël de Rosnay, Michel Serres et plus tard Patrick Viveret, ont influencé ma vision du monde. Au fil des ans, grâce à leurs écrits (livres, rapports ou publications scientifiques) et conférences, enrichis de leurs féconds échanges au sein du Groupe des Dix puis du GRIT-Transversales, j'ai ainsi découvert la théorie des systèmes et la cybernétique, la pensée complexe, le concept d'auto-organisation ou la notion de programme génétique. J'ai aussi mieux compris les enjeux et les questions soulevées par la croissance économique et la révolution informationnelle. Autant de sujets explorés au cours des dernières décennies par des personnalités qui auront marqué non seulement leur époque mais aussi celle des générations suivantes, et dont l'influence intellectuelle et politique se ressent aujourd'hui encore.
Selon Edgar Morin :" Il faut distinguer culture et civilisation. La culture est l'ensemble des croyances, des valeurs propres à une communauté particulière. La civilisation, c'est ce qui peut être transmis d'une communauté à une autre : les techniques, les savoirs, la science, etc. Par exemple la civilisation occidentale dont je parle, qui s'est du reste mondialisée, est une civilisation qui se définit par l'ensemble des développements de la science, de la technique, de l'économie. Et c'est cette civilisation, qui aujourd'hui apporte beaucoup plus d'effets négatifs que d'effets positifs, qui nécessite une réforme, donc une politique de civilisation.(…) Une politique de civilisation est une politique qui devrait restaurer les solidarités et les responsabilités. ".
Que le sociologue fasse des émules à droite pourrait être réjouissant. Mais, une fois passée la période de scepticisme vis-à-vis de la récupération d'une formule qui, espérons-le, ne se limitera pas à un simple slogan politicien, j'aimerais croire que cette volonté de " replacer l'humain et non plus la seule croissance économique au centre de la politique " suscitera de nombreux débats dans les médias et dans la cité autour de cette idée de " politique de civilisation " dans un monde où les gouvernements prônent généralement la croissance sans limite sans l'associer à une " politique de connaissances et de culture ".
En attendant un hypothétique sursaut de la gauche, ou plutôt une " renaissance(2) " pour reprendre un mot à la mode, on peut méditer cette phrase de notre sociologue désormais incontournable : " Renoncer au meilleur des mondes, n'est pas renoncer à un monde meilleur. ."…
(1) Préfacé par René Passet, postfacé par Edgar Morin. Coécrit avec Laurence Baranski aux Editions Des Idées & des Hommes (janvier 2007).
(2) D'après l'interview parue dans le Figaro Magazine du 11/01/08, l'expression " une nouvelle Renaissance " aurait été empruntée à la phrase prononcée en 1969 par feu le président Pompidou " : " Le monde a besoin d'une nouvelle Renaissance ".
Pour en savoir plus :
- Edgar Morin, invité de l'émission " Les nouveaux chemins de la connaissance " de Raphaël Enthoven sur France Culture du 7 au 11 janvier. En podcast
- " Le franc parler " de Stéphane Paoli sur France Inter le 7 janvier. Podcast
- Numéro de Communications (n° 82 du 17 janvier 08) consacré à Edgar Morin. Editions du Seuil
- Biographies d'Edgar Morin : http://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin et sur Agora
- Edgar Morin sur le site de l'EHESS : http://www.ehess.fr/centres/cetsah/CV/morin.html
- Institut Edgar Morin : http://college-heraclite.ifrance.com/edgarmorin/fr_instit.htm
- Le Groupe des 10 : http://nicol.club.fr/ciret/rocher/lcham.htm et
http://grit-transversales.org/article.php3?id_article=195 et le remarquable ouvrage de Brigitte Chamak, " Le Groupe des Dix " (Editions du Rocher. 1997)
- Joël de Rosnay, invité du 7/9 du week-end de Stéphane Paoli et Olivia Gesbert sur France Inter le 12 janvier. Podcast : http://www.radiofrance.fr/franceinter/em/septneuf_sam/
- " Le Macroscope " (J. de Rosnay) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Macroscope
- " L'Homme symbiotique " (J. de Rosnay) : http://csiweb2.cite-sciences.fr/derosnay/articles/livjr.html
- Le Carrefour du futur (J. de Rosnay) : http://csiweb2.cite-sciences.fr/derosnay/index.html
- Les deux derniers livres de Joël de Rosnay " 2020 : Les scénarios du Futur " (éditions Des Idées & des Hommes) et " La révolte du Pronétariat " (Fayard) sont téléchargeables en ligne gratuitement sur ses blogs : http://www.scenarios2020.com/ et http://www.pronetariat.com/


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