(Les Di@logues Stratégiques N°65 - 02/08. Texte également repris sur Yahoo France)
Ou, Quand la notion de gratuité sur le Net n'a pas le même sens pour tous…
Que penser de la gratuité sur internet ? Prenons un exemple qui nous concerne tous : les blogs. Je ne parlerai pas ici des blogs " entre amis " qui restent confidentiels, mais des grosses machines, des blogs à forte audience, des blogs influents. Par commodité, je classerai sous cette appellation -non contrôlée- tous les sites (blogs, journaux...) susceptibles d'être valorisés plusieurs millions d'euros et auxquels contribuent des rédacteurs non rémunérés.
Sans contenus, pas de blogs…
Certains créateurs de blogs ont démarré tout petit et n'ont investi que quelques milliers ou dizaines de milliers d'euros et ont eu la chance ou le talent (souvent les deux à la fois !) de transformer ce fabuleux moyen d'expression démocratique en véritable success story. Pour d'autres blogs à succès, un ou plusieurs investisseurs ont pris le risque de dépenser quelques centaines de milliers d'euros pour développer un projet plus " commercial " qui attirera à coup sûr une très large audience. Quels que soient les objectifs de départ, il est certain qu'un blog qui fonctionne à plein régime intéressera vite des annonceurs, voire des acheteurs potentiels.
Un blog n'existe que parce que des rédacteurs ont accepté de mettre leurs contenus en ligne. Sans contenus, pas de blogs... une lapalissade ! Tant que le blog reste la " propriété virtuelle " de tous, c'est-à-dire tant que la pub permet de payer les employés et prestataires de service (équipe de maintenance, webmasters, modérateurs, etc) et, avec un peu de chance, d'équilibrer les comptes, tout est au mieux dans le meilleur des mondes...
Mais si les investisseurs reçoivent une offre amicale d'achat et cèdent au chant des sirènes, qu'en est-il réellement de cet outil de démocratie participative qui appartenait collectivement, mais virtuellement, à tous ?
Prenons un exemple fictif (bien entendu, toute ressemblance avec la réalité serait pure coïncidence...) imaginons un blog valant peanuts au départ, qui serait vendu quelques années plus tard 15 millions d'euros à un groupe de communication. Les investisseurs se partagent le pactole, c'est-à-dire les 15 millions d'euros à hauteur de leur investissement de départ. Si les employés sont licenciés, ceux-ci percevront des allocations-chômage en attendant de retrouver un travail, mais quid des rédacteurs qui ont permis la valorisation de ce site ? Auront-ils droit à une " indemnité " pour service rendu ? Que nenni mon ami... Enfin, ils auront quand même droit à un " merci " et seront invités à se réjouir de cette manne inattendue à laquelle ils ont collaboré parfois depuis l'origine du blog !
Plusieurs de ces fidèles blogueurs, véritablement " accros " (écrire sur les blogs peut créer une accoutumance paraît-il...) effectuent souvent un vrai travail de journaliste professionnel. Chercher, décrypter, recouper l'info, vérifier ses sources, rédiger son texte, répondre aux nombreux commentaires... tout cela représente beaucoup d'énergie et de travail. Etant entendu que ce travail est par nature bénévole et accepté comme tel par tous les contributeurs.
Un cas brillantissime de manipulation intellectuelle
La notion de gratuité revêt tout son sens tant que le blog reste l'affaire de tous (vous vous souvenez du fameux "Chacun donne un peu pour que tout le monde puisse recevoir un peu plus" ?). A partir du moment où le blog est valorisé quelques millions d'euros, cette notion de gratuité dont on nous rabat les oreilles est un leurre. Pire, elle devient perverse.
Au risque de me répéter : sans blogueurs, pas de blogs. En d'autres termes, sans blogueurs, pas de valorisation financière. Si un blog parvient à valoir des millions d'euros grâce à ses fidèles fournisseurs de contenus, la moindre des choses ne serait-elle pas de renvoyer l'ascenseur à hauteur de la contribution de chacun ?
Vous publiez un article par jour ? Vous générez les meilleures audiences ? Vous apportez un scoop sur un plateau ? ... Votre prestation devrait être monnayable au moment du partage du gâteau. Au lieu de cela, seuls les investisseurs s'en mettront plein les poches au moment de la vente. Et les blogueurs d'applaudir des deux mains, tout-emplis-de-fierté-qu'ils-sont à l'idée d'avoir contribué à une si belle réussite ! Cherchez l'erreur...
Voilà, à mon sens, un cas brillantissime de manipulation intellectuelle. A enseigner à tous les futurs managers de la nouvelle économie ! En effet, qui, dans l'économie traditionnelle, accepterait que les seuls actionnaires d'une entreprise se goinfrent grâce au travail de freelances ou partenaires non rémunérés ? Ne cherchez pas, moi non plus je ne vois pas... Tout le monde crierait au scandale, à l'exploitation de l'homme par l'homme ! Comment expliquer alors que des propriétaires de blogs vendus des millions d'euros soient les seuls à profiter de la valorisation du travail de leurs contributeurs -donc à s'enrichir sur leur dos dirait-on dans l'économie traditionnelle- sans que personne n'y trouve rien à redire ?
Dans " l'économie de la gratuité ", certains ont bien compris qu'ils pouvaient s'enrichir rapidement, sans verser un centime à leurs " fournisseurs de contenus ". Non seulement cette question ne se pose pas, mais les fidèles blogueurs fournisseurs de contenus trouvent cela tout-à-fait normal... De mémoire d'homme, c'est bien la première fois que des " travailleurs " acceptent d'être exploités par d'autres hommes avec une telle bonne humeur ! Quand le capitalisme s'exprime avec autant de perversité, ce n'est plus de la politique ou de l'économie, c'est de l'art...
Sur internet, il y a ceux qui s'enrichissent quand leur blog monte en puissance et ceux qui contribuent gratuitement à cette richesse sans tirer un copeck de leur travail. Si tout le monde donne un peu, chacun recevra donc un peu plus ? Et bien non. Très peu vont recevoir vraiment, vraiment beaucoup et tous les autres obtiendront zéro, nada. Il fallait quand même y penser !
Est-ce cela la merveilleuse " gratuité " dont tant de gens se sont fait l'écho ? Ou bien s'agit-il tout simplement d'un pillage organisé entre des pilleurs et des victimes consentantes ? La manipulation consistant à convaincre les pillés qu'ils contribuent à un contre-pouvoir contre ces gouvernements qui nous écrasent et nous censurent, et pourquoi pas à une œuvre fantastiquement libertaire ? Blogueurs de tous pays, je ne dirai que deux mots : unissez-vous !
Des participations aux justificatifs de dons
Pourtant, des solutions sont possibles. Si certains blogs les ont mises en œuvre, je n'en ai pas eu connaissance. Les blogueurs pourraient recevoir des piges " virtuelles " pour leurs articles. Par exemple, à chaque article publié correspondrait un paiement en jetons (une monnaie virtuelle dont la valeur serait fixée au départ entre blogueurs et créateur(s) du blog en fonction de l'audience*). A partir d'un certain montant, ces jetons seraient convertis en parts ou en actions. Enfin, ces parts ou actions seraient remboursées en argent, bien réel cette fois, au moment de la vente du blog si vente il y a. Ainsi, le jour où le blog serait vendu (une décision qui peut rester à la discrétion des créateurs de blogs) chaque rédacteur se verrait récompensé financièrement pour sa contribution à la valorisation économique de ce qui est devenu une véritable entreprise.
Quant aux fondations -et je pense naturellement à la future fondation AgoraVox- étant donné que l'intérêt visé n'est pas le profit, mais la diffusion d'informations, l'éducation, ou autre action a priori désintéressée, il me semble que les rédacteurs qui le souhaiteraient (aucun n'aura évidemment le mauvais goût de réclamer de l'argent ou des parts pour service rendu) pourraient, en revanche, obtenir des " justificatifs de dons " (à évaluer avec les fondateurs là encore en fonction de l'audience* pour leur contribution au rayonnement et aux actions de la fondation. Le débat est lancé !
* L'audience semble le meilleur outil de mesure de la valeur marchande d'un contenu publié en ligne. Je ne parle pas de "qualité", mais bien de valeur marchande car, dans ce contexte, on parle bien d'économie et non de création artistique... Cette dure loi du marché s'applique déjà à l'édition traditionnelle. Chacun sait que les auteurs de best sellers (dont la qualité est bien souvent discutable) font fortune alors que certains auteurs peuvent consacrer des années à l'écriture d'un livre qui ne se vendra pas et ne leur rapportera quasiment rien...