(Par Véronique Anger. Billet d’humeur du 26 janvier 2009)
Haro sur les saboteurs de vocabulaire !
Un sujet qui relance ma réflexion sur l’avenir du métier de journaliste. Non pas l’avenir du journalisme en tant qu’activité, mais en tant que profession rémunérée(1). Un journalisme de profession que l’on oppose désormais à ce qu’on se plaît à nommer le « journalisme-citoyen », comme si le fait de publier des articles gratuitement sur un blog rendait l’auteur de l’article plus citoyen que le journaliste payé pour écrire dans un journal (qu’il soit ou non en ligne d’ailleurs).
Je suis la première à reconnaître que les grands journaux d’information doivent évoluer et s’adapter à internet. Pour autant, doit-on considérer qu’il est légitime que les journaux payants remplacent une partie de leurs journalistes professionnels par des blogueurs-journalistes-citoyens au motif que ceux-ci seraient la « voix du peuple » et incarneraient une forme de « démocratie participative », ainsi que l’a prétendu la représentante du « Journal de Montréal » au cours de l’émission de Radio Canada ? « Démocratie », « Citoyen », des mots magnifiques et pourtant sans cesse dévoyés par des saboteurs de vocabulaire...
Le meilleur comme le pire…
Le papier d’un blogueur/journaliste citoyen peut-il être aussi professionnel que celui d’un journaliste salarié ? Au risque de contrarier les blogueurs qui se considèrent comme de vrais journalistes, ma réponse est « j’en doute »… Un blogueur-journaliste-citoyen peut-être un excellent rédacteur. En revanche, peut-on s’en remettre à son jugement quand celui-ci signe sous pseudo et ne donne aucune information vérifiable quant à ce qu’il est ou représente ? Comment peut-on être à la fois « citoyen » et anonyme(2)? Un citoyen assume ses idées et reste droit dans ses bottes face à la critique. Il signe son texte de son patronyme et non d’un pseudo qui le met à l’abri des mauvais coups. Comment interpréter l’analyse du blogueur-journaliste-citoyen si l’on ne connaît pas sa sensibilité politique ? Si l’on ignore ce qui le fait avancer, ses convictions, sa place dans la « meute sociale » ? Comment peut-on être certain que les sources citées sont fiables ou que le compte rendu des faits est le plus objectif possible ? Cette vision globale de « qui » signe est indispensable au décryptage et à la mise en perspective des idées présentées par l’auteur de l’article. Sur les blogs annoncés comme tels, la règle du jeu acceptée (plus ou moins de bonne grâce) par tous les contributeurs et les lecteurs est simple : vous trouverez ici le meilleur comme le pire puisque c’est vous, public, qui alimentez ce blog avec vos propres contenus…
Mais que la Direction de journaux d’information décide, comme c’est le cas au « Journal de Montréal », de recourir à des blogueurs pour animer leur version en ligne est d’autant plus suspect qu’il n’est nullement question de la rémunération de ces « journalistes-citoyens »… Est-ce faire du mauvais esprit que d’imaginer que se cache, derrière cette belle déclaration sur la démocratie, un intérêt financier bassement terre à terre ? Il est évidemment plus économique de faire écrire des blogueurs qui seront tellement heureux d’être publiés qu’ils ne réclameront pas un sou ! Compte tenu du foisonnement de blogs, il est clair que la formule a fait ses preuves. Un blog à forte audience rapporte beaucoup d’argent en publicité et, comme chacun sait, ce ne sont pas les articles de fond qui attirent le plus de lecteurs. Nul besoin d’être devin pour prédire que la transformation de certains journaux d’information payants en « journal citoyen » en ligne perdra en qualité. Mais qu’importe si la compensation financière est substantielle…
Péché par excès de confiance ?
Un point n’a pas été abordé au cours de l’émission de ce midi : pourquoi les journalistes professionnels n’ont-ils pas su protéger leur pré carré ? Auraient-ils péché par excès de confiance ? La profession a souvent réagi par le mépris face à la montée des blogs et au succès du « journalisme-citoyen ». Elle a pensé que la qualité n’avait rien à craindre de la quantité… Or, il suffit d’étudier les statistiques (tous médias confondus) pour constater que les sujets « people » sont ceux qui attirent le plus grand nombre de lecteurs. Dans l’édition comme dans les médias, la qualité n’est malheureusement pas la meilleure garantie de succès. Les journalistes qui vivent de leur plume devraient exiger (s’il n’est pas déjà trop tard) que seuls les journalistes professionnels publient dans les colonnes de leurs journaux (les grandes signatures faisant l’objet d’un traitement à part). Quel autre corps de métier accepterait que son employeur fasse travailler à sa place une main d’œuvre non qualifiée et sous rémunérée ? Pour prendre un exemple basique, qui imaginerait, au motif que la plupart des propriétaires d’autos sont capables d’effectuer eux-mêmes une vidange, que les syndicats de garagistes acceptent que ces dilettantes se déclarent « mécaniciens » et prodiguent un service non garanti mais gratuit aux automobilistes qui le souhaitent ?
Et que penser de ces blogueurs qui continuent à signer des textes dans « Le Journal de Montréal » alors que les journalistes font grève pour tenter de sauver leur métier, leur avenir ? Ces blogueurs-là sont-ils des journalistes-citoyens ou des « casseurs de grève » ? Ils montrent bien peu de solidarité avec une profession qui, à ce rythme-là, ne tardera pas à disparaître…
La question que je me pose est : jusqu’à quand les journalistes professionnels vont-ils accepter cette concurrence déloyale sans broncher, sous prétexte que celle-ci serait « citoyenne et démocratique » ? La voix du peuple a bon dos…
Lire aussi l'interview du philosophe Marcel Gauchet : « Où sont les lecteurs ? Aux abris en général... » (Le Monde.fr du 6/02/09) : http://www.facebook.com/ext/share.php?sid=65975221396&h=b3yz3&u=nyYsx