(Par Véronique Anger-de Friberg. Juin 2009)
L’altruisme peut-il survivre dans un monde dominé par l’égoïsme ? Une question récurrente chez les philosophes, sociologues, psychologues, biologistes, politiques, économistes, décideurs, journalistes, membres d’associations,… Une saine question, qui pose en réalité le problème du « vivre ensemble ». Du vivre, si ce n’est en harmonie les uns avec les autres, tout au moins en bonne intelligence dans un monde en perte de sens, dominé par la compétition, malade d’envie et de jalousie sociale.
Un don de soi qui inspire la méfiance…
Selon l’encyclopédie libre Wikipédia, « l’altruisme est un terme employé pour désigner l’amour désintéressé d’autrui (définition Petit Larousse), c’est-à-dire le souhait qu’autrui trouve le bonheur et la générosité n’attendant rien en retour. Ce terme est parfois employé dans le sens d’empathie ou plus souvent dans le simple sens de générosité. Il peut-être décrit par l’éthique de réciprocité. Le terme altruisme peut être considéré comme antinomique d’égoïsme. ».
Reportons-nous à « éthique de réciprocité » puisque c’est principalement cette notion qui nous intéressera dans cet article : « L’éthique de réciprocité ou « la règle d’or » est une morale fondamentale dont le principe est trouvé dans pratiquement toutes les grandes religions et cultures et qui signifie simplement : « Traite les autres comme tu voudrais être traité » (si tu étais à leur place) ou : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. ». C’est sûrement la base essentielle pour le concept moderne des droits de l’Homme », toujours selon Wikipédia.
La plupart des grandes religions et philosophies recommandent l’altruisme à leurs disciples ou à leurs initiés. Par définition donc, le geste purement altruiste suppose, chez celui qui l’accomplit, un désintéressement total puiqu’il repose sur l’idée du don de soi. Dans notre monde fonctionnant trop souvent selon les principes de la « sélection naturelle », autant dire que ce comportement ne saurait « raisonnablement » être une règle systématique sous peine de voir disparaître ceux qui l’appliqueraient…
L’altruisme paraît éminemment suspect au sein de nos sociétés où règne le « chacun pour soi ». En effet, cette réaction ne nous semble pas « normale ». A tel point que, selon les spécialistes de la question, ce trait de caractère ne serait pas transmis « génétiquement », mais plutôt par apprentissage ou « imitation ». On peut donc enseigner l’altruisme ou le faire émerger en se montrant généreux ; la générosité entraînant souvent la générosité.
Une explication rationnelle à un comportement a priori irrationnel
C’est probablement parce que l’altruisme véritable est un comportement tellement exceptionnel que sa forme la plus répandue s’apparente davantage à de la coopération mutuelle (altruisme réciproque ou éthique de réciprocité selon la définition précédente) qu’à un pur don de soi. Ciment du groupe social (cercle familial étendu, groupe religieux, communauté d’intérêts,…) l’altruisme réciproque constituerait un avantage « adaptatif ». Selon des expériences menées par des psychologues, se montrer altruiste augmenterait ses chances de survie. Pour les théoriciens utilitaristes (1), l’altruisme reposerait en réalité sur la recherche de l’intérêt personnel (à savoir gagner ou obtenir plus) et cet intérêt conduirait à faire des choix rationnels.
C’est, en tous les cas, ce que tend à démontrer le professeur de sciences politiques Robert Axelrod (2), spécialiste des systèmes complexes évolutifs appliqués notamment aux relations sociales, dans son livre « Réussir dans un monde complexe ». Sa démonstration s’appuie sur des programmes informatiques inspirés de la théorie des jeux (3) dont il est un spécialiste reconnu. Fondée sur l’égoïsme, cette théorie propose une explication rationnelle à un comportement a priori irrationnel : faire coopérer des égoïstes. Des égoïstes altruistes autrement dit… Mais comment des égoïstes en arrivent-ils à coopérer ? Le jeu du dilemme du prisonnier (4) démontre que la coopération peut émerger de stratégies purement intéressées. Il explique comment tirer avantage de situations complexes grâce à l’altruisme réciproque. Une solution expérimentée avec efficacité quand la survie ou l’intérêt de tous (groupe social, espèce,…) dépend de la bonne coopération de chacun. Axelrod utilise également des exemples concrets, la guerre des tranchées de 1914-1918(5) notamment, pour essayer de comprendre ce qui peut déclencher la coopération entre des individus dans un univers hostile.
Pour Axelrod, le respect de la réciprocité est un facteur essentiel de la réussite du système. Le bénéficiaire du don ne doit pas profiter de la situation en n’agissant que dans son seul intérêt. Selon Axelrod, « La générosité est une invitation à se faire exploiter » ; il faut donc que la coopération soit réciproque. Dans le jeu du dilemme du prisonnier, la meilleure stratégie consiste à coopérer a priori . Mais si, de son côté, l’autre joueur refuse de coopérer (fait cavalier seul), il faut faire défection le coup suivant. C’est la stratégie dite du « donnant-donnant » et le joueur qui adopte ce modèle ne devra jamais faire défection le premier.
Le principe de donnant-donnant vise à favoriser l’intérêt mutuel au lieu d’exploiter la faiblesse de l’autre. Il n’est, ici, nullement question de morale, mais bien de stratégie et de choix rationnels. En réalité et aussi étonnant que cela puisse paraître, cet altruisme réciproque (ou coopération mutuelle) ne repose ni sur la confiance, ni sur le don. Si tel était le cas, le joueur altruiste ne ferait pas défection lorsque son partenaire fait cavalier seul. Il se sacrifierait pour lui car il serait davantage soucieux du bien-être de l’autre joueur que du sien propre. Or par définition, le donnant-donnant repose sur la réciprocité la plus basique : si le don n’est pas suivi d’un don en retour, la punition est immédiate. Au coup suivant, le joueur fait automatiquement défection.
La théorie d’Axelrod donne une vision plutôt cynique -et vraisemblablement lucide- des mécanismes régissant de nombreuses, si ce n’est la majorité, des interactions sociales. Il donne aussi des clés pour vivre « en bonne intelligence » les uns avec les autres, ne serait-ce que par intérêt personnnel. Cette théorie est donc un moindre mal…
Un monde imbécile et auto-destructeur ?
Pourtant, ce serait une erreur que de supposer que la majorité des individus agissent uniquement par intérêt personnel puisqu’il arrive (et Axelrod évoque tout de même cette possibilité) que la coopération émerge et survive dans un contexte particulièrement défavorable (j’ai déjà cité l’exemple de la guerre des tranchées de 1914-1918).
En dépit de mes critiques vis-à-vis de la théorie du donnant-donnant, certains de ses principes gagneraient à être appliqués plus systématiquement. J’ai retenu ceux-ci : ne pas être jaloux de la réussite de l’autre ; ne pas être le premier à faire cavalier seul ; pratiquer la réciprocité dans tous les cas ; ne pas se montrer trop malin ; enseigner aux gens à se soucier les uns des autres ; éviter les conflits inutiles en coopérant aussi longtemps que l’autre coopère ; se montrer susceptible si l’autre fait cavalier seul de manière injustifiée ; faire preuve d’indulgence (bienveillance) après avoir riposté à une provocation ; avoir un comportement transparent pour que l’autre joueur puisse s’adapter à votre mode d’action ; enseigner la réciprocité (donner de la valeur à l’altruisme) ; améliorer les capacités de reconnaissance (la stratégie et le « profil » de l’autre) ; savoir reconnaître la coopération et la réciprocité et, enfin, faire attention aux conséquences de ses actes dans le futur.
Il est incontestable que le chemin menant de l’esprit du don au don « pur », dans un souci de « mieux vivre ensemble » et dans un esprit de solidarité reposant sur la confiance et l’empathie, risque d’être bien long encore. Dans la « vraie vie », nous sommes tour à tour égoïstes et altruistes et, fort heureusement, certains de nos comportements échappent totalement au postulat de base du donnant-donnant. Il arrive même que la générosité entraîne la générosité. Tout simplement. Et, ce que la générosité permet, le donnant-donnant ne pourrait pas le réaliser comme, par exemple : mettre un terme par le pardon à la loi du Talion et à la vengeance, se sacrifier pour sauver un proche ou un inconnu, aider son prochain sans attendre de retour, faire fonctionner une institution caritative et tant d’autres exemples de don désintéressé. Certes, les pragmatiques et les blasés pourront toujours prétendre que le don peut aussi être le résultat de la pression religieuse, « morale », sociale, ou encore pour satisfaire sa mauvaise conscience… Quelles que soient les raisons (civisme, foi, amitié, empathie,…) la générosité tout comme le don désintéressé existent. Cet altruisme pur, nous l’avons tous rencontré, voire pratiqué, au moins une fois au cours de notre vie. Certes, un don de cette nature est rare, mais reconnaître sa réalité donne du sens à la vie, et permet de conserver sa foi en l’humanité. Une compensation de poids dans un monde finalement moins imbécile et auto-destructeur qu’il n’y paraît.
(1) L'utilitarisme est une doctrine éthique qui prescrit d'agir (ou ne pas agir) de manière à maximiser le bien-être du plus grand nombre des êtres sensibles. Elle est l'idée que la valeur morale d'une action est déterminée uniquement par sa contribution à l'utilité générale (définition Wikipédia).
(2) Co-écrit avec Michael D. Cohen, publié aux éditions Odile Jacob en 2001 (titre original : « Harnessing complexity. Organizational implications of a scientific frontier », Simon & Schuster, 1999). Lauréat du prix MacArthur en 1987, les travaux de Robert Axelrod sur l'évolution de la coopération liée à la théorie des jeux ont été cités dans plus de 5000 articles scientifiques.
(3) Approche mathématique de problèmes de stratégie, elle étudie les situations où les choix des protagonistes ont des conséquences pour l’un comme pour l’autre. Le jeu peut être à somme nulle (ce qui est gagné par l’un est perdu par l’autre et réciproquement) ou plus souvent, à somme non-nulle (définition Wikipédia).
(4) Le jeu du dilemme du prisonnier est un exemple célèbre de la théorie des jeux. Ce jeu repose sur l'hypothèse selon laquelle chaque joueur appelé « prisonnier » tentera de maximiser ses bénéfices sans tenter de nuire à l'autre joueur.
(5) Même en temps de guerre, la coopération entre soldats ennemis a pu émerger (plus d’infos sur : http://mecaniqueuniverselle.net/textes-philosophiques/coop.php). Tout a commencé spontanément : quand les camps ennemis dînaient, ils ne se tiraient pas dessus. Et à Noël personne n'a tiré. Puis des trêves directes, annoncées par cris ou signaux, pour convenances personnelles ou mauvais temps. Cette histoire a été relatée dans le film « Entre les lignes » de Yanko Del Pino : http://www.youtube.com/watch?v=aThj0G5Era8.
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