L'héritage du dernier homme sur Terre (2)

Publié le 03 mai 2010 par Zebrain

II - De la " xénoencyclopédie " au " macro-texte "
Le " dernier homme ", paradoxalement, n'est pas une figure isolée dans la science-fiction. On retrouve divers " derniers hommes " dans des romans, des films, ou des séries télévisées. Chacune de ces incarnations subsiste, parfois de manière contradictoire, dans l'esprit des lecteurs. À l'échelle du genre lui-même, ces objets de science-fiction peuvent être progressivement caractérisés et délimités, au sein d'une mémoire globale de la science-fiction : le " macro-texte ".

Les informations obtenues au fur et à mesure sur les différents objets de science-fiction constituent ce que Richard Saint-Gelais, adaptant une notion employée notamment par Umberto Eco, (11) nomme une " xénoencyclopédie " : " Lire de la science-fiction, ce n'est pas seulement s'exposer à des mots absents de tout dictionnaire. [...] C'est aussi progresser à travers un texte qui postule une encyclopédie différant plus ou moins considérablement de celle du lecteur, une xénoencyclopédie. " (12) La notion d'encyclopédie à laquelle se référent ces deux chercheurs s'applique à des processus de lecture au sens strict, mais elle peut concerner toute conduite humaine (13). L'encyclopédie est l'instrument auquel nous nous référons mentalement pour donner un contexte à ce que nous percevons ou prévoyons. Il peut donc s'agir aussi bien de données tirées de la réalité que d'informations produites au préalable par le texte. La plupart des fictions font appel à la mémoire de leur destinataire, par exemple en proposant sans les définir des mots comme " voiture ". Si le destinataire d'une œuvre de science-fiction constitue une " xénoencyclopédie ", c'est qu'il doit tirer du texte ses informations et réévaluer ses connaissances préalables pour analyser correctement ce qu'il découvre. Loin de se ramener à un simple lexique, la " xénoencyclopédie " est tissée à partir d'un réseau de références. C'est en se soutenant réciproquement que les inductions du lecteur dessinent en creux à partir du texte un univers spécifique à une œuvre de science-fiction donnée.

Quand Richard Matheson présente un " dernier homme sur Terre " dans son roman I am legend, il en construit la figure de manière complexe, à travers un ensemble de situations, qui mettent en scène de nombreuses implications de son statut de rescapé ultime. Robert Neville est le seul être humain ayant échappé à un virus qui a transformé le reste de l'humanité en vampires. Ces mutants font le siège de sa demeure fortifiée, mais il leur résiste en profitant de leurs désavantages. Le dernier homme est surtout défini ici par les caractéristiques qu'il ne partage pas avec ces êtres de l'ombre, comme l'allergie au soleil et la soif de sang. L'événement qui le mène à sa perte est l'irruption dans son existence d'une jeune femme, apparemment rescapée elle aussi. Là encore, le statut du dernier homme est établi par différenciation : cette femme représente en fait une variété de vampires capables de survivre au virus qui transforme le reste de l'humanité en goules décérébrées. Quand il découvre la réalité, Neville ne peut plus tolérer son état. Le dernier homme devient alors celui qui ne peut parler à personne et surtout qui ne peut se reproduire. La comédie de l'espionne l'a abusé suffisamment longtemps pour qu'il ressente les affres de sa solitude, si bien qu'il se refuse à fuir et préfère affronter la mort.

" Robert Neville considéra le nouveau peuple de la Terre. Il savait qu'il n'en faisait pas partie. De même que les vampires, il était pour eux une abomination, un objet de sombre terreur qu'il fallait détruire. (...) La boucle est bouclée, songea-t-il tandis qu'un engourdissement ultime s'emparait de ses membres. Une nouvelle terreur a émergé de la mort, une nouvelle superstition a conquis la forteresse inexpugnable de l'éternité.
Je suis une légende.
" (14)

L'aboutissement de ce cheminement paradoxal, qui inverse les perspectives, est la transformation en " abomination " de celui qui incarnait la norme, et ici, ce monstre se définit autant, voire plus, par son rapport aux mutants qui peuplent le roman, que par comparaison avec notre propre monde de référence. Au fil de la lecture, les différentes entrées de la " xénoencyclopédie " s'enrichissent et se complètent les unes par les autres : ici, la catégorie " vampire ", en se diversifiant, réduit la catégorie " humain " jusqu'à ce que ce terme ne signifie plus que " anti-vampire ". Un deuxième phénomène vient ainsi s'ajouter à la mémorisation progressive des données du texte par le lecteur. Le " dernier homme " n'est pas seulement la " légende " constituée par l'œuvre de Matheson. Paradoxalement, plus ce personnage est caractérisé par son environnement textuel, plus il est susceptible d'en être extrait, pour constituer une figure de référence, dans notre propre mémoire. Robert Neville est susceptible de devenir un paradigme du " dernier homme sur Terre " : c'est aussi à nos yeux qu'il est devenu légende.

En créant pour guider sa lecture des catégories nouvelles et dont la cohérence est établie par l'œuvre de science-fiction, le lecteur peut y faire appel en dehors du texte. Un objet abstrait de son contexte d'origine passe ainsi d'une " xénoencyclopédie " développée à court terme pour suivre le fil du texte à une forme d'encyclopédie personnelle. Celle-ci regroupe les diverses catégories formées à partir de toutes les œuvres de science-fiction que le lecteur connaît et correspond à sa " culture SF ". Après avoir rencontré pour la première fois un " dernier homme ", nous disposons d'informations relativement pertinentes sur tous les " derniers hommes " du monde. Par exemple, il est plus ou moins acquis qu'il faudrait à un " dernier homme " lutter contre un désespoir semblable à celui qui étreint le voyageur temporel ayant emprunté La Machine à explorer le temps de Wells, lorsqu'il voit le paysage désolé et presque sans vie de la fin des temps : " Je ne peux communiquer le sentiment d'abominable désolation qui régnait sur le monde. " (15) Ce désespoir naît de l'irrémédiable solitude de quiconque se sait dernier représentant de son espèce. Le lecteur conserve cette donnée dans son encyclopédie personnelle, en considérant jusqu'à ce qu'un nouveau texte lui impose une nouvelle information, qu'elle s'applique à tous les " derniers hommes. " (16) De la même manière, les différents objets de la science-fiction nous restent en mémoire, avec des caractéristiques plus ou moins déterminées. Une image frappante, comme celle de Charlton Heston à genoux devant la Statue de la Liberté, s'inscrit dans notre esprit, pour rejaillir lorsque nous songeons à la situation de l'homme seul, perdu dans un monde sans congénère et sans avenir pour l'espèce humaine. (17)

Le retour, les variations et les raffinements des différents thèmes associés à des objets de science-fiction composent progressivement un réseau d'images et de discours, dépassant largement la culture individuelle, qui en retour permet de former d'autres discours et images. Lecteurs et auteurs de science-fiction puisent dans ce réseau englobant, cette macrostructure qui correspond à la mémoire du genre, pour analyser et composer les récits de science-fiction. Le " macro-texte " de la science-fiction, qui s'enrichit à chaque œuvre nouvelle, est un espace intermédiaire, établi entre la xénoencyclopédie d'un texte donné et la réalité quotidienne du lecteur, composant comme un monde de référence secondaire, où il est possible de puiser des informations pertinentes, complétant celles qui sont fournies explicitement par le texte. Vous avez certainement, depuis la première occurrence de l'expression " dernier homme sur Terre " dans cet article, essayé plus ou moins consciemment de vous figurer à quoi elle pourrait renvoyer. Pour cela, vous avez moins spéculé sur son extension " réelle ", sur l'état effectif d'un futur inaccessible, que fait appel aux objets équivalents que vous avez pu rencontrer, qui proviennent tous de fictions, qu'elles ressortent de la science-fiction ou non. Les œuvres de science-fiction ont à cet égard la particularité de pouvoir reprendre le même type d'objets, parce qu'elles ne construisent pas nécessairement le même type de récit à partir d'objets apparemment semblables. Les objets spécifiques de la science-fiction prennent dans le cadre du macro-texte une dimension aussi simple que les objets de notre quotidien, qui permet de les multiplier à l'infini.

L'ensemble des discours, qu'ils soient concordants ou non, permet des dialogues entre les œuvres, au travers des réminiscences du lecteur. Néanmoins, comme dans le cas de la mémoire individuelle, la mémoire du genre est sélective. Mis en situation d'hypermnésie, cette incapacité à oublier, le lecteur évoluerait entre les références de science-fiction comme l'archiviste de " La bibliothèque de Babel " (18) errant au milieu de textes morts et incompréhensibles, sans personne avec qui échanger ses impressions. Le macro-texte évoque cette bibliothèque infinie dont il est dit qu'elle contient " tout ", et notamment " l'histoire minutieuse de l'avenir " (19). Néanmoins, son espace correspond plutôt à celui d'un dessin animé parodique comme Futurama (20), dans lequel le personnage principal, Fry, dernier représentant de l'humanité du XXe siècle, est projeté dans un avenir où se réalisent, dans un joyeux désordre, toutes les " prédictions " de la science-fiction de notre époque. Le personnage de Fry, quoique entrant dans la catégorie du " dernier homme ", à sa manière, en inverse exactement le principe : c'était au XXe siècle qu'il était isolé et désespéré, alors qu'il trouve dans ce XXXe siècle une source d'émerveillement continuel. De plus, contrairement à l'archiviste, il est affecté d'une bêtise congénitale qui le rend incapable de se souvenir de quoi que ce soit correctement. Cette amnésie partielle est nécessaire à la série : s'il disposait d'une mémoire normale, il pourrait, de l'intérieur même de la fiction, prévoir l'issue des différentes péripéties qu'il rencontre. Au lieu de quoi, son incapacité à identifier les références auxquelles il est confronté renforce le plaisir du spectateur, dont la mémoire est flattée à bon compte.

Ni archiviste perdu au milieu d'une infinité de références, ni imbécile vivant dans un présent continuel, un lecteur de science-fiction peut ainsi toujours s'appuyer sur des références accumulées précédemment pour l'aider à formuler ses inductions, en courant cependant le risque de devenir trop compétent et de ne plus trouver à " apprendre " d'une nouvelle œuvre de science-fiction.

Simon Bréan

(11) " [Les théories textuelles de seconde génération] doivent passer bien sûr d'une analyse sous forme de dictionnaire à une analyse sous forme d'encyclopédie ou de thésaurus. " Umberto Eco, Lector in fabula, La Coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, coll. Figures, p. 18.

(12) Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 212. J'applique ici le terme de " xénoencyclopédie " pour parler des références construite à partir d'une seule œuvre ; le terme employé plus tard pour l'ensemble des références sera " macro-texte ".

(13) Umberto Eco oppose les exemples de deux individus désireux de commettre un hold-up, mais dont l'un ne dispose dans son encyclopédie que de références tirées de romans policiers, tandis que l'autre a nourri la sienne d'informations pratiques.

(14) Richard Matheson, Je suis une légende, Paris, Denoël Club France Loisir, 2003, p. 200-201.

(15) Herbert Georges Wells, The Time Machine : an Invention, Jefferson, Caroline du Nord, et Londres, 1996 [1895], p. 160 : " I cannot convey the sense of abominable desolation that hung over the world ". Ma traduction.

(16) Fredric Brown, plus haut, faisait implicitement référence, dans " Knock ", à cet aspect, puisque ce qui constitue le problème est l'irruption potentielle d'un élément extérieur susceptible de rompre cette solitude. La brièveté de cette nouvelle incite le lecteur à faire ce que nous avons proposé plus haut : chercher la ou les résolutions possibles du problème, en constituant une sorte de catalogue, composé à partir d'autres histoires mettant en scène un " dernier homme ", ou des éléments qui seraient compatibles avec un personnage de ce genre. Néanmoins, Fredric Brown offre ici un paradoxe ludique dont le but est de frustrer le lecteur, en refusant de valider ou d'invalider la moindre hypothèse, et son texte sert plus à rendre le lecteur conscient de ce qu'il fait réellement en lisant, qu'à raconter une histoire à proprement parler.

(17) Il s'agit de la scène finale du film " La planète des singes " (1968), lors de laquelle le personnage principal comprend qu'il n'a aucun espoir de retrouver sa planète d'origine, puisque la planète des singes n'est autre que la Terre. Il restera donc à jamais le dernier homme intelligent, dans un monde fait d'êtres humains.

(18) Jorge Luis Borges, " La bibliothèque de Babel ", Fictions, Paris, Gallimard, Folio Bilingue, 1994.

(19) Ibid, p. 159.

(20) Futurama est une série télévisée animée, lancée en 1999 par Matt Groening, le créateur des Simpsons, qui met en scène une entreprise de livraison intergalactique de l'an 3000, dont les employés sont confrontés à diverses situations classiques dans la science-fiction : des robots deviennent meurtriers, des mutants envahissent les égouts, des extra-terrestres attaquent la Terre ou mettent au point de machiavéliques complots, et bien sûr Fry et ses amis sauvent le monde régulièrement. Tous ces événements sont inspirés d'autres œuvres de science-fiction et adaptés au second degré de la série.

Bréan, Simon. " La mémoire et l'avenir. L'héritage du dernier homme sur Terre : lire et relire l'avenir en science-fiction " in La mémoire, outil et objet de connaissance. Paris : Aux forges de Vulcain, 2008. pp. 291-308.