II - De la " xénoencyclopédie " au " macro-texte "
Le " dernier homme ", paradoxalement, n'est pas une figure isolée dans la science-fiction. On retrouve divers " derniers hommes " dans des romans, des films, ou des séries télévisées. Chacune de ces incarnations subsiste, parfois de manière contradictoire, dans l'esprit des lecteurs. À l'échelle du genre lui-même, ces objets de science-fiction peuvent être progressivement caractérisés et délimités, au sein d'une mémoire globale de la science-fiction : le " macro-texte ".
Quand Richard Matheson présente un " dernier homme sur Terre " dans son roman I am legend, il en construit la figure de manière complexe, à travers un ensemble de situations, qui mettent en scène de nombreuses implications de son statut de rescapé ultime. Robert Neville est le seul être humain ayant échappé à un virus qui a transformé le reste de l'humanité en vampires. Ces mutants font le siège de sa demeure fortifiée, mais il leur résiste en profitant de leurs désavantages. Le dernier homme est surtout défini ici par les caractéristiques qu'il ne partage pas avec ces êtres de l'ombre, comme l'allergie au soleil et la soif de sang. L'événement qui le mène à sa perte est l'irruption dans son existence d'une jeune femme, apparemment rescapée elle aussi. Là encore, le statut du dernier homme est établi par différenciation : cette femme représente en fait une variété de vampires capables de survivre au virus qui transforme le reste de l'humanité en goules décérébrées. Quand il découvre la réalité, Neville ne peut plus tolérer son état. Le dernier homme devient alors celui qui ne peut parler à personne et surtout qui ne peut se reproduire. La comédie de l'espionne l'a abusé suffisamment longtemps pour qu'il ressente les affres de sa solitude, si bien qu'il se refuse à fuir et préfère affronter la mort.
" Robert Neville considéra le nouveau peuple de la Terre. Il savait qu'il n'en faisait pas partie. De même que les vampires, il était pour eux une abomination, un objet de sombre terreur qu'il fallait détruire. (...) La boucle est bouclée, songea-t-il tandis qu'un engourdissement ultime s'emparait de ses membres. Une nouvelle terreur a émergé de la mort, une nouvelle superstition a conquis la forteresse inexpugnable de l'éternité.
Je suis une légende. " (14)
L'aboutissement de ce cheminement paradoxal, qui inverse les perspectives, est la transformation en " abomination " de celui qui incarnait la norme, et ici, ce monstre se définit autant, voire plus, par son rapport aux mutants qui peuplent le roman, que par comparaison avec notre propre monde de référence. Au fil de la lecture, les différentes entrées de la " xénoencyclopédie " s'enrichissent et se complètent les unes par les autres : ici, la catégorie " vampire ", en se diversifiant, réduit la catégorie " humain " jusqu'à ce que ce terme ne signifie plus que " anti-vampire ". Un deuxième phénomène vient ainsi s'ajouter à la mémorisation progressive des données du texte par le lecteur. Le " dernier homme " n'est pas seulement la " légende " constituée par l'œuvre de Matheson. Paradoxalement, plus ce personnage est caractérisé par son environnement textuel, plus il est susceptible d'en être extrait, pour constituer une figure de référence, dans notre propre mémoire. Robert Neville est susceptible de devenir un paradigme du " dernier homme sur Terre " : c'est aussi à nos yeux qu'il est devenu légende.
Le retour, les variations et les raffinements des différents thèmes associés à des objets de science-fiction composent progressivement un réseau d'images et de discours, dépassant largement la culture individuelle, qui en retour permet de former d'autres discours et images. Lecteurs et auteurs de science-fiction puisent dans ce réseau englobant, cette macrostructure qui correspond à la mémoire du genre, pour analyser et composer les récits de science-fiction. Le " macro-texte " de la science-fiction, qui s'enrichit à chaque œuvre nouvelle, est un espace intermédiaire, établi entre la xénoencyclopédie d'un texte donné et la réalité quotidienne du lecteur, composant comme un monde de référence secondaire, où il est possible de puiser des informations pertinentes, complétant celles qui sont fournies explicitement par le texte. Vous avez certainement, depuis la première occurrence de l'expression " dernier homme sur Terre " dans cet article, essayé plus ou moins consciemment de vous figurer à quoi elle pourrait renvoyer. Pour cela, vous avez moins spéculé sur son extension " réelle ", sur l'état effectif d'un futur inaccessible, que fait appel aux objets équivalents que vous avez pu rencontrer, qui proviennent tous de fictions, qu'elles ressortent de la science-fiction ou non. Les œuvres de science-fiction ont à cet égard la particularité de pouvoir reprendre le même type d'objets, parce qu'elles ne construisent pas nécessairement le même type de récit à partir d'objets apparemment semblables. Les objets spécifiques de la science-fiction prennent dans le cadre du macro-texte une dimension aussi simple que les objets de notre quotidien, qui permet de les multiplier à l'infini.
(11) " [Les théories textuelles de seconde génération] doivent passer bien sûr d'une analyse sous forme de dictionnaire à une analyse sous forme d'encyclopédie ou de thésaurus. " Umberto Eco, Lector in fabula, La Coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, coll. Figures, p. 18.
(12) Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 212. J'applique ici le terme de " xénoencyclopédie " pour parler des références construite à partir d'une seule œuvre ; le terme employé plus tard pour l'ensemble des références sera " macro-texte ".
(13) Umberto Eco oppose les exemples de deux individus désireux de commettre un hold-up, mais dont l'un ne dispose dans son encyclopédie que de références tirées de romans policiers, tandis que l'autre a nourri la sienne d'informations pratiques.
(14) Richard Matheson, Je suis une légende, Paris, Denoël Club France Loisir, 2003, p. 200-201.
(15) Herbert Georges Wells, The Time Machine : an Invention, Jefferson, Caroline du Nord, et Londres, 1996 [1895], p. 160 : " I cannot convey the sense of abominable desolation that hung over the world ". Ma traduction.
(16) Fredric Brown, plus haut, faisait implicitement référence, dans " Knock ", à cet aspect, puisque ce qui constitue le problème est l'irruption potentielle d'un élément extérieur susceptible de rompre cette solitude. La brièveté de cette nouvelle incite le lecteur à faire ce que nous avons proposé plus haut : chercher la ou les résolutions possibles du problème, en constituant une sorte de catalogue, composé à partir d'autres histoires mettant en scène un " dernier homme ", ou des éléments qui seraient compatibles avec un personnage de ce genre. Néanmoins, Fredric Brown offre ici un paradoxe ludique dont le but est de frustrer le lecteur, en refusant de valider ou d'invalider la moindre hypothèse, et son texte sert plus à rendre le lecteur conscient de ce qu'il fait réellement en lisant, qu'à raconter une histoire à proprement parler.
(17) Il s'agit de la scène finale du film " La planète des singes " (1968), lors de laquelle le personnage principal comprend qu'il n'a aucun espoir de retrouver sa planète d'origine, puisque la planète des singes n'est autre que la Terre. Il restera donc à jamais le dernier homme intelligent, dans un monde fait d'êtres humains.
(18) Jorge Luis Borges, " La bibliothèque de Babel ", Fictions, Paris, Gallimard, Folio Bilingue, 1994.
(19) Ibid, p. 159.
(20) Futurama est une série télévisée animée, lancée en 1999 par Matt Groening, le créateur des Simpsons, qui met en scène une entreprise de livraison intergalactique de l'an 3000, dont les employés sont confrontés à diverses situations classiques dans la science-fiction : des robots deviennent meurtriers, des mutants envahissent les égouts, des extra-terrestres attaquent la Terre ou mettent au point de machiavéliques complots, et bien sûr Fry et ses amis sauvent le monde régulièrement. Tous ces événements sont inspirés d'autres œuvres de science-fiction et adaptés au second degré de la série.
Bréan, Simon. " La mémoire et l'avenir. L'héritage du dernier homme sur Terre : lire et relire l'avenir en science-fiction " in La mémoire, outil et objet de connaissance. Paris : Aux forges de Vulcain, 2008. pp. 291-308.