Le sujet peut sembler technique, rebutant. On pourrait même oublier qu’il y a là un sujet : quel mode de scrutin choisir pour les élections ? Pourtant, ses conséquences pour notre vie démocratique sont majeures. Pourtant aussi, cela fait plusieurs siècles que des chercheurs travaillent sur ces questions, et ont mis en lumière les problèmes posés par de nombreux modes de scrutin. Mais le cynisme de Nicolas Sarkozy, dont le seul objectif est de tordre le système à son avantage, n’a d’égal que son amateurisme.
Ce n’est pas la première fois que Sarkozy veut changer un mode de scrutin. Dès son élection, en demandant à Valérie Pécresse de lancer sa réforme désastreuse des universités, un des principaux points en ligne de mire était le mode d’élection des présidents d’universités. Une réforme de la taille du Conseil d’Administration, de son mode d’élection, et de celui du président a donc été mise en place. Ce fut ubuesque. Il suffit de voir les évolutions du texte au fil des débats au parlement et des navettes, pour se rendre compte à quel point la précipitation conduit à l’absurde. Car le gouvernement avait une idée fixe, assurer des majorités fortes au président élu, et donc réduire à néant le vote à la proportionnelle. Ils ont donc décidé de mettre en place une prime majoritaire, comme dans les élections municipales ou régionales. Mais il y a un hic : contrairement aux élections municipales, il y a peu de sièges à pourvoir, et par ailleurs il y a plusieurs corps électoraux. C’est comme si pour les élections ont faisait un collège électoral de femmes et un d’hommes. A l’université, il y a un corps pour les professeurs, un pour les maîtres de conférences, un pour les étudiants, un pour les personnels administratifs et techniques. La prime majoritaire, chez les enseignants-chercheurs (professeurs et maîtres de conférences), s’applique pour 7 sièges maximum de professeurs et autant de maîtres de conférences. Résultat, s’il n’y a que deux listes, le résultat le plus probable est que la liste majoritaire obtient 6 sièges sur 7 ! Problème : cette liste peut être majoritaire chez les maîtres de conférences, et l’autre liste l’être chez les professeurs. Dans ce cas, chaque liste est à égalité de sièges, et ce sont les étudiants et les personnel BIATOS qui font la différence. Bref, l’objectif voulu par le gouvernement tombe à l’eau, et le comité de suivi de la loi LRU vient de pointer du doigt les problèmes posés par ce système de vote adopté dans la précipitation, sans tenir compte des critiques qui étaient formulées à l’époque par ceux qui avaient anticipé cette situation… évidente d’un point de vue scientifique.
Dans le cas des élections des futurs conseillers territoriaux, et des députés, nous pouvons craindre le pire. Car les systèmes de vote sont loin d’être neutres. On perçoit facilement le rôle qu’ils peuvent jouer sur la tendance à la bipolarisation ou au contraire à la diversité des partis. Mais ce n’est pas le seul enjeu. On voudrait qu’un système de vote vérifie plusieurs propriétés assurant son caractère démocratique, comme le fait qu’un électeur a intérêt à voter pour le candidat qu’il souhaite voir élu, par exemple. Or c’est loin d’être simple.
L’étude des systèmes de vote est essentiellement née à la fin du 18ème siècle, en France puis aux Etats-Unis. En France, deux noms retiennent l’attention : Borda et Condorcet. Ce dernier proposa un système de vote idéal en apparence, mais conduisant à des paradoxes. L’idée est d’organiser des « duels » : parmi les candidats, on en prend deux, on fait voter entre ces deux candidats, et on note qui est le vainqueur du duel. Puis on recommence jusqu’à épuisement des combinaisons possibles, c’est-à-dire des manières de choisir deux candidats parmi tous les candidats. Le candidat qui remporte tous les duels est le vainqueur de l’élection. Naturellement, cette situation est très favorable : le vainqueur est effectivement considéré comme meilleur que tous les autres. Le problème, c’est que ce système n’aboutit pas toujours : il peut y avoir des situations sans vainqueur. On voit ainsi qu’un système de vote qui peut sembler idéal ne l’est pas vraiment…
Au 20ème siècle, la théorie du vote s’est fortement développée, et plusieurs hypothèses que devraient vérifier les systèmes de vote ont été définies. Mais Kenneth Arrow, en 1951, montra qu’il n’existe pas de système de vote réunissant certaines hypothèses qui paraissent pourtant naturelles ; de tels systèmes de vote conduisent nécessairement à l’existence d’un « dictateur », c’est-à-dire un électeur dont le vote détermine le résultat. Depuis, de nombreux travaux ont eu lieu, en particulier en France, et aussi des expérimentations, comme en 2007 où de nouveaux modes de scrutins ont été testés dans quelques communes. La théorie, ainsi que ces expérimentations, montre que notre système de vote uninominal à deux tours pose de nombreux problèmes. Le changer est dont légitime, mais pas n’importe comment, et surtout pas pour renforcer ses défauts.
Le choix d’un nouveau système de vote est, et doit rester, d’ordre politique : il aura une influence sur notre manière d’organiser la démocratie. Mais il doit impérativement être éclairé par les travaux scientifiques qui déterminent les dangers de certains systèmes de vote. C’est donc un vrai débat public qui devrait s’engager pour conduire à une réforme du mode de scrutin, où plusieurs possibilités puissent être envisagées, et évaluées scientifiquement. Ce n’est manifestement pas la méthode retenue par le gouvernement, qui ne fait que poursuivre son intérêt direct, qui n’est pas celui de la République. Les élections se succèdent et le déclin de la participation se poursuit. C’est d’un sursaut démocratique que nous avons besoin, ce ne sont pas les manoeuvres cyniques de Nicolas Sarkozy qui y conduiront.