Emmanuel Martin – Le 3 mai 2010. Manifestations grecques, sauvetage des banques américaines, scission possible de la Belgique, fraudes aux allocations en France, ces quatre faits d’actualité en apparence sans rapport peuvent être connectés par la nature du phénomène qui les explique. On pourrait l’appeler « abus de solidarité ».
Par solidarité …
- Les manifestations des syndicats grecs appelant à la solidarité européenne mais contre des mesures d’austérité choquent certains Grecs eux-mêmes. Ces derniers savent que la pratique politique dans leur pays a été de longue date la fourniture clientéliste d’emplois publics protégés. Rien à voir avec le service public aux citoyens. Ces manifestants défendent leur « statut » et insistent pour que la Grèce vive au-dessus de ses moyens pour les rémunérer. Le Père Noël allemand a sans doute du mal à partager cette vision de la solidarité.
- Aux USA, la réglementation américaine ne consistera toujours pas à responsabiliser les banquiers en annonçant la fin de la possibilité des « sauvetages ». Le lien avec la solidarité n’est sans doute pas si évident : on a en effet vendu les sauvetages aux américains avec l’argument du risque systémique. Pourtant a posteriori, c’est bien une forme de solidarité. Car, qu’a démontré la crise ? Que la finance peut vivre sur un scandaleux aléa moral : pile, je gagne ; face, c’est le contribuable qui perd. Le socialisme pour les riches en somme.
Dans ces deux cas, l’urgence (conséquence d’irresponsabilités, et non de malchance) est utilisée pour arguer de la nécessaire solidarité « exceptionnelle », qui n’était pas réellement institutionnalisée et prévue pour ces cas-là. Mais ne risquerait-elle pas de le devenir ? L’histoire des sauvetages aux USA ne pourrait-elle laisser croire que l’ « exception répétée » est la voie vers l’institutionnalisation ?
Les deux exemples suivants sont en revanche des cas de solidarité institutionnalisée :
- Pourquoi les Flamands veulent-ils se séparer des Wallons ? Est-ce par simple sentiment d’être une minorité linguistique et culturelle étouffée ? Ou est-ce par un ras-le-bol de devoir subventionner une Wallonie à la traîne économiquement et protégeant ses, très chers, « droits sociaux » et emplois publics payés en grande partie avec l’argent des contribuables beaucoup plus dynamiques de Flandre ? La solidarité à sens unique, ça use.
- La controverse autour de ce Français présumé polygame et accusé de détournement d’allocations semble bien traduire l’état d’esprit de beaucoup de Français à l’égard de la Sécurité Sociale : un rapport de la Caisse des Allocations Familiales estime à plus de 500 millions d’euros la fraude aux prestations. On profite au maximum d’un système dit « solidaire », avec l’impression de ne voler personne. L’aléa moral là encore : la distribution, anonyme, de « droits sociaux » au nom de la solidarité a déconnecté le « droit » du « devoir ».
Ce que l’on peut lire dans ces divers exemples de l’actualité, c’est que la notion de « solidarité », à différents niveaux, est un tremplin pour l’abus.
De quelle solidarité parle-t-on ?
La solidarité politisée, collectivisée et obligatoire, qui est au cœur des quatre exemples précités, s’oppose à une solidarité volontaire et responsable. La première est souvent vue comme une conquête des « luttes sociales » et un progrès social. Pourtant elle porte en germe les éléments de sa destruction car elle mène à la déresponsabilisation. On a oublié qu’une solidarité volontaire et responsable, à grande échelle, a existé dans les sociétés avancées.
L’exemple emblématique est sans doute celui des friendly societies au Royaume-Uni entre 1834, date de leur autorisation, et 1907, création de la Sécurité sociale nationale qui sonne leur glas. Un immense réseau citoyen de protection sociale et de redistribution volontaire impliquait les hommes dans ce qui constituait véritablement une « société civile », autonome et responsable. Les droits n’étaient attachés qu’au respect contractuel des devoirs (cotisation, participation active au secours mutuel). Avec l’arrivée du système de « solidarité nationale », la redistribution anonyme a perverti les incitations et la perception des Britanniques couverts par le système désormais public : on fraude à tout va (après la Première Guerre, des combines se mettent par exemple en place à grande échelle pour profiter des allocations chômage). Pensée comme un moyen de réunir les hommes, elle finit par les opposer et les diviser.
Droits sociaux et solidarité politisée
Si l’urgence sert de justification à la solidarité politisée, le droit positif moderne et sa kyrielle de nouveaux droits « sociaux » sans contrepartie fondent l’institutionnalisation de la conception moderne et politisée de « solidarité ».
L’avènement tant attendu du respect des « droits individuels » avait permis la « coexistence des droits ». Mais la conception moderne des droits « sociaux » (supposés être une amélioration des droits individuels) et de solidarité génère un « conflit de droits ». Comme en Belgique. Mais allons plus loin : le syndicaliste grec aura son droit parce que le contribuable allemand aura perdu le sien, exactement comme le financier américain continue de se goinfrer sur le dos du contribuable américain. Cette opposition entre groupes se double aussi d’une opposition entre générations, comme en témoigne la facture « sociale » laissée à nos enfants et petits-enfants. Où est la vraie solidarité ici ?
Les droits sont le liant d’une société avancée. La politisation de leur « création » (comme le « droit au sauvetage » qui tend à s’institutionnaliser par exemple) sous couvert de solidarité peut conduire au déclin social et à la division. Si les mots ont un sens, la solidarité que l’on nous vend actuellement, qui est politisée et obligatoire, n’a-t-elle pas les attributs de son contraire ?
Emmanuel Martin est analyste sur www.UnMondeLibre.org.