Mais plus elle réfléchit et plus elle se trouve sale et un peu coupable. Elle voudrait se laver, prendre une douche, un bain, n’importe quoi, mais se laver. Évidemment, il n’y a rien ici, même pas un petit ruisseau pour tremper ses mains… Elle avance jusqu’au bout de la clairière, sans toutefois perdre de vue la voiture. Ses enfants sont tout ce qui lui reste, elle se doit de les protéger, d’ailleurs elle n’a pas fait autre chose depuis tous ces jours. Mais dans quelle aventure les entraîne-t-elle ? A-t-elle le droit, finalement, de leur imposer un tel périple ? Plutôt que d’être tranquillement à la maison, sous la coupe d’un père tyrannique, certes, mais qui sait aussi les protéger contre l’adversité et les dangers de la vie, les voilà en plein bois, au milieu de la nuit, dans une région inconnue. Et si le chasseur l’avait vraiment agressée, s’il avait pu aller jusqu’au bout de son geste obscène, qu’aurait-il fait ensuite ? Si ça se trouve, pour camoufler son méfait, il l’aurait tuée, elle. Que seraient alors devenus les pauvres petits, seuls au milieu des bois ? Ou bien, s’il les avait découverts, peut-être s’en serait-il pris à eux aussi. Tout était donc de sa faute, quelle mère indigne elle était, finalement. On ne risque pas ainsi la vie de ses enfants en se promenant à des heures indues au milieu des bois. Sans parler de l’accident avec le sanglier, qui aurait bien pu être fatal, lui aussi. De loin, elle regarde la voiture, dans laquelle les enfants se sont endormis. Elle sait que c’est son devoir de les protéger, mais elle se dit que, finalement, elle n’est pas vraiment à la hauteur et que les événements sont plus forts qu’elle. Alors, subitement, elle se sent terriblement malheureuse. Pour un peu, elle trouverait qu’elle n’a plus le droit de s’approcher de cette voiture. Puisque c’est elle qui les entraîne dans des aventures impossibles, elle se dit que, peut-être, ce serait mieux de se tenir à distance, que ce n’est qu’ainsi qu’elle ne leur fera pas de mal.
Elle ne sait plus, tout est confus dans sa tête. Elle est terriblement fatiguée, elle n’en peut plus. Ce doit être le contre-coup de tous ces événements, c’est trop, vraiment. Elle se laisse tomber par terre, à la limite de la clairière et là, elle se met à pleurer. C’est un torrent de larmes qui déborde d’elle, comme si toute l’angoisse contenue depuis si longtemps avait enfin trouvé le moyen de s’exprimer. Elle pleure et plus elle pleure, plus les idées noires l’envahissent. Toute sa vie des derniers mois ressurgit du plus profond d’elle : le mariage raté, les coups, la fuite, la maison vide, la chute de Pauline dans le lac et maintenant cette agression… Qu’a-t-elle fait pour mériter tout cela ? Est-elle donc si mauvaise qu’elle doive être punie de la sorte ? Il faut croire que oui. Elle ne sait pas en fait. A travers ses larmes elle regarde le ciel où la lune brille maintenant de tout son éclat, énigmatique, lointaine, inaccessible, presque cruelle par son indifférence. Elle tourne autour de la terre depuis des millénaires. Une éternité ! Quel sens peuvent bien avoir ses souffrances à elle face à cet astre éteint et mort ? Elle contemple aussi les milliers d’étoiles de la voûte céleste. Qu’est-ce qu’une vie humaine, finalement, face à tout cela ? Et cette vie, à quoi set-elle ? A rencontrer quelqu’un un court instant, à souffrir de cette rencontre, à avoir des enfants, à les élever comme on peut, pour que dans vingt ou trente ans ils refassent la même chose, commettent les mêmes erreurs ? Mais c’est complètement absurde. Et ces étoiles qui brillent là-haut, quel est leur sens ? Aucun, évidemment. Ce ne sont que des bouts de cailloux en fusion qui se promènent dans le vide interstellaire. Elle sent comme un frisson dans tout son être. Ce vide, ce non-sens, jamais encore elle ne les avait perçus avec une telle acuité.
Elle se souvient que, petite, elle a dû croire en un Dieu, une sorte d’être supérieur qui réglait tous les problèmes et qui était là pour réparer toutes les injustices. Si une personne souffrait alors que ce n’était pas mérité ou même si elle mourait prématurément, ce n’était pas trop grave, car on savait qu’ailleurs, dans une sorte de paradis très mal localisé, elle jouirait enfin d’une vie paisible et les milliards d’années dont se composerait sa vie éternelle compenseraient bien les douleurs endurées ici-bas pendant quelques décennies. C’est ce que lui avait appris ses parents, c’est ce que le vieil instituteur du village, avec sa barbe et ses petites lunettes rondes, avait enseigné aussi, et c’est ce que le prêtre, lors des leçons de catéchisme, avait répété inlassablement. Alors, gamine, elle y avait cru, à toutes ces histoires, forcément. Puis, plus tard, quand elle avait été grande, elle avait un peu oublié. Cela ne la regardait plus vraiment en fait. Elle était dans la vie active, sans une minute à soi, alors cette éternité ne la concernait pas beaucoup, la mort non plus d’ailleurs. Elle avait donc gommé de sa mémoire une grande partie de cet enseignement mais, quand même, il restait dans un coin de sa tête cette idée d’un grand horloger qui orchestrait tout et qui, fatalement, donnait un sens à toute chose.
Mais voilà qu’aujourd’hui elle était là, assise par terre dans la mousse de la clairière et jamais comme en cet instant elle n’avait compris que tout cela ce n’étaient que des mensonges, des contes pour enfants et que ce ciel qu’elle contemplait était vide, désespérément vide. Là haut, il n’y avait rien ni personne, rien que ces étoiles aveugles dont on disait que certaines étaient déjà mortes avant même que leur lumière ne nous parvînt. C’était à désespérer. Des cailloux qui tournaient dans le vide, voilà ce que c’était que le monde. Et elle, elle était là, avec toutes ses souffrances, incroyablement seule. Que son mari l’eût battue, comme il avait fait ensuite avec les enfants, cela n’avait strictement aucune importance à l’échelle de cet espace infini. Et si tout à l’heure elle s’était fait violer, cela n’aurait eu aucune importance non plus. Qu’elle vive, qu’elle soit belle et heureuse ou bien qu’elle soit maltraitée et qu’on la tue après avoir abusé d’elle, qu’est-ce que cela changeait face à ce vide sidéral ? Rien du tout, absolument rien du tout. Sa vie n’avait aucun sens sur le plan du cosmos. Elle était effrayée par cette découverte et comprenait soudain qu’elle ne pouvait compter que sur elle, sans attendre aucune aide extérieure d’un être surnaturel ni même d’une logique naturelle quelconque. Dieu n’existait manifestement pas et la nature était aveugle et indifférente. Dans le cas contraire, sa douleur du moment, ses larmes qui coulaient, seraient prises en compte, mais elle voyait bien qu’il n’en était rien.
Elle ne pleurait plus, maintenant, mais restait là, comme prostrée après ses découvertes. Tout ce qu’elle pouvait faire, en ce monde, c’était se protéger, essayer de ne pas souffrir et vivre pour elle. Il n’y avait rien d’autre à entreprendre. Cependant, d’avoir pu exprimer sa douleur lui avait fait du bien. Elle se sentait comme apaisée et c’est avec un autre regard qu’elle se mit à contempler la lune. Il y avait de la beauté dans cette lumière douce et bleutée qui éclairait le sous-bois et un certain mystère semblait émaner des choses autour d’elle. Après la sapinière, assez sombre et au sol uniquement recouvert d’aiguilles, commençait une forêt de hêtres et de chênes. Là, la végétation était beaucoup plus variée : du lierre escaladait les troncs, des fougères en massifs ondulaient comme les vagues de la mer et des buissons de houx, d’un vert plus sombre, affirmaient leur singularité. L’éclat de la lune créait une atmosphère étrange, douce, incertaine. On se serait cru dans un rêve ou bien encore au fond de l’océan, dans le silence absolu des grandes profondeurs. Rien ne bougeait. La mère se laissa imprégner par la magie de l’instant et petit à petit elle se sentit apaisée. Non, la vie n’était pas facile, mais la nature était belle, quand même et il y avait des instants privilégiés comme celui-ci où son être intime pouvait entrer en harmonie avec le monde extérieur. C’était un moment d’éternité, un moment magique.
Elle en était là de ses réflexions quand elle tomba endormie, le dos appuyé contre le tronc d’un grand pin qui sentait bon la résine. Combien de temps resta-t-elle ainsi assoupie ? Cinq minutes, dix minutes, deux heures ? Elle ne pourrait pas le dire. Tout ce qu’elle sait c’est qu’elle fut réveillée par un petit bruit qui vint frapper son oreille. Cela remuait dans les feuilles tout près d’elle… Une bête était là, qui trottinait dans le massif de fougères. Cela allait, venait, repartait puis revenait encore. Elle ne bougea pas. Pétrifiée, elle était incapable de faire un geste et dans sa poitrine elle entendait son cœur qui partait au galop, comme un cheval fou qu’on ne pouvait plus contrôler. Après un long moment, la petite bête se décida enfin à sortir de sa cachette. C’était un hérisson ! Un gentil petit hérisson qui n’avait même pas remarqué sa présence et qui trottait à son aise, inspectant les environs et reniflant à gauche et à droite les bonnes odeurs de la végétation. Il ne semblait pas se soucier de quoi que ce soit et était manifestement heureux de vivre. La mère sourit en le regardant. Sa présence insouciante lui faisait du bien. Cela ne devait pas être si mal, finalement, d’être un hérisson. En cas de coup dur, il avait ses piquants pour se protéger et le reste du temps, quand il ne faisait pas la sieste, il partait tranquillement à la recherche de nourriture. Et puis, vivre la nuit, sous la clarté magique de la lune, n’était pas si mal… Elle le vit déguster quelque chose, probablement un ver de terre, puis à la fin il disparut dans les fourrés, sans avoir même jamais remarqué sa présence.