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Grimpé sur un tabouret tournant dans ce fragile équilibre que seul un nabot tenant un gros volume dans ses mains peut maintenir, je feuillette un recueil reproduisant les photos parues dans la revue américaine Camera Work au début du vingtième siècle, juste avant la Grande Guerre. Je me souviens que, la première fois que j'ai vu ces clichés sépias pictorialistes, il y a déjà deux ans, je sortais tout juste de ma relecture en français du Contre-Jour de Pynchon, encore ému par les paysages poétiques, portraits paradoxalement aussi allusifs que précis, et événements drôles ou tragiques que j'avais découverts en suivant les bonds incessants à travers la Belle Epoque de la fratrie Traverse et de la galerie de personnages incroyables qui les accompagnaient. Et allant de l'une à l'autre de ces photos anciennes, buildings new-yorkais en construction, vues de Manhattan à travers la vapeur des steamers, trains lancés à toute allure vers l'objectif et crachant leur haleine charbonneuse, paysages vénitiens noyés dans un clair de lune mystérieux, visages de femmes perdus dans le flou, noyées dans leurs amples robes chatoyantes et réservant dans leur moue indécise et leur sourire flottant la révélation de leur vrai caractère, éminences victoriennes engoncées dans leurs cols blancs et leurs barbes impayables, îles du Sud et bateaux reflétant leurs départs dans les océans, laissant donc mes yeux errer sur chacune de ses photos sans jamais réellement s'y fixer, n'en recevant que la première impression fugace, je ne pouvais m'empêcher d'y retrouver cet univers tant américain qu'européen que Pynchon s'était approprié et dans lequel il avait fait glisser son imaginaire et son obsession de l'Histoire. Repartant maintenant à la recherche de ce lien fragile, je le retrouve, évanescent, mais bien réel. Il ne s'agit pas de mettre sur tel visage réel figé dans la monochromie le nom d'un personnage fictif, ou de situer telle contrée fantastique dans un pli de vague ou une crête de bosquet bien précise, mais plutôt de rattrapper, dans un reflet inspirant, une atmosphère, une sensation fugace que le style de Pynchon, sachant manier avec un art extraordinaire de la description la rapide allusivité moderne avec la précision du divin détail, a su façonner et porter jusqu'à nous. Je repense soudain au reproche de Tom LeClair, que j'ai toujours trouvé injuste (je coince Camera Work sous mon coude et attrappe dans ma bibliothèque le Face à Pynchon pour vérifier, tandis que le tabouret commence à tourner et que l'attractivité terrestre se fait menaçante) ; LeClair, opposant l'univers apocalyptique de la Route de McCarthy, selon lui si parlant pour notre temps, à la folie 1900 de Pynchon, accuse ce dernier d'avoir (je cite) « fait intrusion dans une période qu'il a rendue inoffensive de par son mode de représentation », bref d'avoir transformé la Belle Epoque occidentale en Luna Park infantile et vain totalement soumis au moindre de ses caprices excentriques. Quiconque ayant voyagé dans les pages de Contre-Jour et qui a su y retrouver, à travers un filtre steampunk, cette sensibilité historique angoissée que Pynchon déploie dans tous ses romans et qui est son ex-libris invisible, la marque de sa vision particulière et le sceau (tibétain ou postal) qui valide la légèreté grave de ses plaisanteries incessantes, quiconque ayant fait cette expérience sait qu'il n'y a rien de plus faux, et que ces apparentes cartes-postales bourrées de détails, ces images du monde d'avant-hier, bien loin d'être invalidées ou dégradées dans leur importance par le doux sacrilège pynchonien, en sont au contraire sorties revivifiées, porteuses d'un nouveau sens, d'une nouvelle et terrible beauté, dans l'idée de l'envol et de la chute entremêlées, dans l'agitation de la croyance en un progrès universel dans un monde pourtant vieux et inquiet, agitation qui s'effondre dans le trou noir des tranchées (trou noir qu'un spectre venu d'une autre dimension désigne sans que, hélas, son jeune interlocuteur puisse en mesurer toute l'horreur, quelque part sur une petite route de Belgique, un soir durant une randonnée en bicyclette). Alors, quand je regarde maintenant les photos de Camera Work, ces ponts encombrés de foule, longues robes blanches élégantes, aéroplanes expérimentaux filant dans le ciel blanc, paysages enneigés et regards encore fascinés par la nouveauté durable de la magie photographique, j'ai au contraire l'impression que Pynchon a doté ces images de nouveaux signes difficiles à déchiffrer, de nouveaux mystères, d'une nouvelle couche de sens que paysages et modèles, dans l'innocence de leur immobilisation sur papier, étaient loin de pouvoir imaginer. Contre-Jour est, après tout, aussi un livre sur la Lumière, celle qui tombe, comme le dit la Bible de la pluie, autant sur les justes que sur les méchants, mais surtout celle qui permet à l'alchimie photographique de s'accomplir, et qui resurgit à intervalles réguliers dans le roman par l'intermédiaire du personnage de Merle Rideout. Lorsque Merle, vers la fin du livre, s'établit en Californie, au point génésique de la future plus grande usine à images mouvantes puis parlantes du monde, et qu'il met au point, par on ne sait quelle magie, le procédé permettant aux images photographiques de s'agiter et de montrer l'au-delà de leur espace figé, il peut découvrir, les larmes aux yeux (et nous aussi, à ce point du roman, portés par le flux de tout ce que nous avons lu auparavant de merveilleux, d'étrange et de terrible, nous ne sommes pas loin d'avoir quelque chose d'humide au coin de l'œil), l'existence de sa fille de l'autre côté d'un continent et d'un océan, et la parole radiophonique, aimante et passionnée, qu'elle tente de lui faire parvenir par-delà leurs errances et leurs séparations. Le Contre-Jour de Pynchon est une saga souvent fantaisiste, qui ne s'encombre pas de problèmes tels que l'anachronisme ou la véracité pointilleuse des circonstances (quelques lignes dans le guide Baedeker de Venise peuvent largement suffire, si elles sont bien employées, à peindre une magnifique toile de fond), mais son pouvoir paradoxal est bien de permettre aux images anciennes dont elle s'empare, en apparence de manière irrespectueuse, d'atteindre à une nouvelle vie mouvante, de bouger hors des cadres que leur simple réalisation leur avait alors imposé. Je tourne encore une fois les pages de Camera Work, Pynchon en tête, écartant des photos plus anecdotiques, et voilà qu'une fois de plus je m'arrête sur une photo bien précise, dont je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle a quelque chose de prophétique. Elle a été prise par Alfred Stieglitz (le grand manitou de Camera Work) en 1910, et s'appelle A Dirigible. De format carré, son espace est entièrement occupé par le ciel, un ciel immense, composé de nuages sombres que le matin ou le crépuscule ourle sur leur cime de reflets blancs, et dans lequel l'horizon a disparu ; une immensité aérienne que traverse, tout en haut de la photo, une masse noire ovoïde supportant une vague structure métallique. Un ballon dirigeable… comment ne pas aussitôt penser à celui des Chums, des Casse-Cou en français, qui va et vient au fil du roman, et surplombe de son innocence doublement fictionnelle (de plus en plus malmenée au fil des chapitres) les malheurs et les tourments des hommes réels ? A la fin de Contre-Jour, modifié, amplifié, repeuplé de toute une nouvelle Sion humaine et animale, on le voit s'élever toujours plus haut dans les cieux alors même que l'univers est de plus en plus entraîné dans son inévitable chute, défiant l'histoire et la gravité pour voler vers la Grâce. Petit rêve fugitif : que ce jour de 1910, tel Rideout, Stieglitz ait photographié sans le savoir le ballon des Chums en route vers une nouvelle mission aventurière à l'aveugle ; et soudain, via cette photo, c'est comme si moi aussi je pouvais m'arracher à la terre. Mais ces livres sont lourds, et ma propre chute menace : il est temps pour moi de descendre de ce tabouret.