Un tiers seulement des manifestants de l’an dernier sont venus aux défilés du 1er mai en France cette année. Les électeurs se résignent-ils ou sont-ils raisonnables ? Les braillements syndicalistes « contre » (toujours contre) la « casse » des zaquis et des services publics ne ferait-elle plus recette ? Je ne le crois qu’à moitié : que les braillements ne convainquent plus oui, qu’on lâche les zacquis non – ou du moins pas sans se battre. Le syndrome grec est passé par là…
Les Français sont attachés à leur Sécurité sociale, à leur retraite et à leurs droits de travailleurs. C’est bien. Mais ils ne sont pas idiots. Ils savent parfaitement qu’il ne suffit pas de brailler dans la rue pour que l’avenir change. La puce à l’oreille leur a été mise par François Barouin, sans le vouloir, lorsqu’il a déclaré tout uniment, la semaine dernière, que la France gardait son bon crédit sur les marchés et qu’il n’était pas envisageable que le pays sombre dans une situation à la grecque. Si un ministre le dit, méfiance ! On se souvient trop bien des dénis vertueux à propos de Tchernobyl au nuage toxique miraculeusement arrêté sur la ligne bleue des Vosges, de la vache folle surveillée nuit et jour par nos fonctionnaires vertueux qui n’en ont jamais vu la queue d’une, du sang contaminé juré craché auquel personne ne pouvait rien, de la ligne Maginot des digues derrière lesquelles (l’Eta veille !) il était loisible de construire n’importe comment, etc., etc. Quand un ministre déclare que la France n’est pas la Grèce, tout le monde pense aussitôt qu’elle peut le devenir. Très vite.
Les électeurs ne sont pas niais. Ils ne croient plus depuis belle lurette aux promesses de la gauche comme quoi « demain » on rase gratis, ni à celles de la droite pour qui il suffit de travailler plus pour gagner plus : ils voient bien combien les Allemands ont fait d’efforts pour surnager dans la compétition mondiale ; combien les Espagnols au budget en excédent, bien plus vertueux que le nôtre, se trouvent en situation difficile ; combien les Irlandais qui ont fait tout leur possible pour attirer des entreprises internationales sur leurs landes à patates où la pluie compose le principal des jours connaissent de déficit. Les Grecs ont menti, certes, mais leur comportement a une étrange affinité avec le nôtre : fuir le fisc, trouver des protections officielles, faire jouer des passe-droits, embaucher force fonctionnaires, créer toujours plus de droits sans assurer les recettes, payer des écoles privées aux gamins au vu de l’état déplorable de l’enseignement et de l’université… La France n’en est pas là, moins corrompue, avec un fisc et des flics nettement plus efficaces (grâce en soit rendue aux gouvernements de droite depuis de Gaulle). Mais créer des fonctionnaires, c’est comme prendre un crédit sur deux générations : une fois engagé, il faut assurer les mensualités. Les Français voient volontiers dans les Grecs des gens comme eux, qui exagèrent seulement un peu.
D’où leur scepticisme quant aux braillements « contre » sans projets concrets « pour ». Leur scepticisme quant aux yakas idéologiques où « il suffit » de faire payer (dans l’ordre) : les riches, les banques, les entreprises, l’Europe (I want my money back !) – mais en réalité la classe moyenne et très moyenne.
Les Français attendent de voir :
· La réforme des retraites, auquel chacun est plus ou moins résigné tant l’exception française (60 ans !) fait tache dans une Europe où certains travaillent jusqu’à 65 ou 67 ans sans se plaindre. Encore faudrait-il, pour sauver la face, qu’on leur laisse le choix : après tout, s’ils veulent se retirer par fatigue ou faute de trouver du boulot, avec la décote de pension à laquelle ils s’attendent, pourquoi ne pas les laisser libres ?
· La sortie de « crise », ce mot imbécile qui fait qu’on Krizz depuis 1973, comme si l’on n’avait rien appris, que l’on ne s’était jamais adapté, qu’on garde l’espoir de revenir à un âge d’or qui n’a jamais existé… Disons plutôt le retour de la croissance, plus ou moins faiblarde, qui marquera un recul du chômage et donc une sortie de cette inadaptation profonde à la modernité que la France connaît par tempérament et par berceuses idéologiques. Faute pour les opposants d’enfin rompre avec les vieilles lunes du marxisme dogmatique et autoritaire pour enfin à se couler le mieux possible au monde plutôt que le changer.
· Le projet concret d’un Parti socialiste un peu parti vers l’ivresse civilisationnelle ces derniers temps, ce mot trop long qu’on ne peut reprendre en slogan sans bafouiller, ce truc d’intellos illuminés qui rappelle trop les sectes écolo-gauchistes où il s’agit de bâtir une utopie pour dans un siècle au lieu de retrousser ses manches pour proposer des solutions aux problèmes concrets ici et maintenant.
· Le quelque chose de réaliste à proposer du gouvernement de droite, lui qui n’a pas si mal géré les menaces sur les banques et l’effondrement de l’automobile au fond (l’argent a été remboursé par les banques et les Français le savent, contrairement aux mensonges braillés dans les cortèges). Nicolas Sarkozy est impopulaire, mais la politique de son gouvernement pas tant que ça si l’on regarde bien.
· Comment évolue l’Europe, cet espoir d’un bloc assez homogène riche de ses diversités et de son potentiel créatif qui puisse compter dans un monde globalisé où émergent des mastodontes. Las ! Rien que dans la zone monétaire, l’égoïsme allemand (mal compris), les mensonges grecs, les querelles de clochers belges, le tout bétonnage espagnol, la combinazione italienne, la xénophobie autrichienne, le laxisme néerlandais viré en intolérance, le dumping fiscal irlandais, montrent que la tentation est au chacun pour soi. Si chacun cède, la France sera une Grèce en sursis et les Français, pas bêtes, le sentent bien.
Ce ne sont pas « les marchés », ni « les traders », ni même « les grandes banques de Wall Street » qui sont la cause des déboires grecs et de la zone euro. Les marchés ne font que leur boulot qui est d’acheter et de vendre du risque en faisant des paris sur l’avenir. Tout pari est exagération dans un sens comme dans l’autre, c’est ce qu’on appelle « la spéculation ». Les Français savent bien que la mesure n’est pas l’eau tiède mais le test des deux plateaux de la balance. Pas plus que la cohabitation politique ne les a convaincus de meilleur gouvernement, la cohabitation idéale entre les marchés et les Etats endettés ne leur paraît crédible. Si les marchés font mal, c’est qu’il y a bien une plaie : l’absence de volonté politique de gouverner ensemble la zone euro ! Il ne suffit pas de brailler contre la maladie pour être guéri. Les Français ne croient pas aux miracles, ils sont bien trop cartésiens pour ça.
C’est pourquoi ils regardent de près, sans le dire, ce qui se passe avec la Grèce. Parce que cela pourrait bien leur tomber dessus un jour… Les partis politiques aux projets démago feraient bien de s’en aviser. Il suffirait que la droite au pouvoir propose quelque chose de raisonnable et qu’on ait le temps d’en débattre pour s’y faire pour que les gens adhèrent. Mais Nicolas Sarkozy est-il capable de laisser faire sans vouloir tout régenter ?