Prix Millepages 2009
Prix Initiales 2010
Prix des Libraires 2010
Comme beaucoup de monde de mon âge, j'en sais peu sur la guerre d'Algérie, même si l'un de mes grands-pères - que je n'ai pas connu - était militaire et basé en Algérie durant la guerre.
Il semblerait que les non-dits sur la guerre d'Algérie soient nombreux et c'est ce qu'exprime - entre autres choses - Laurent Mauvignier dans son dernier roman, considéré par certains comme le meilleur livre de 2009.
À l'occasion de l'anniversaire de Solange, son frère Bernard, méprisé de tous pour des raisons un peu obscures mais liées à des divergences familiales, lui offre un bijou d'une grande valeur, ravivant des tensions entre les différents protagonistes de cette soirée. Un drame survient ce soir là et nous entraîne dans un long flash-back, qui permet à l'auteur de nous ramener quarante ans plus tôt, au temps de la guerre d'Algérie, près d'Oran, où Bernard ainsi que son cousin Rabut sont basés. Dans un style très oppressant, Laurent Mauvignier par la bouche de ses hommes nous raconte les horreurs de cette guerre. Les tensions raciales, les tensions entre les soldats, la torture, l'incompréhension, et puis les cauchemars qui hantent ces hommes longtemps, longtemps après la fin d'une guerre qu'ils n'ont jamais véritablement comprise.
Jusqu'au dénouement tragique.
Le thème est lourd, il est difficile d'entrer dans ce livre au style parfois saccadé, très brut, «qui cogne», pour reprendre les termes de l'auteur lui-même (voir l'entrevue ci-après).
Il faut beaucoup de concentration et de patience pour supporter le stress causé par les thématiques et les événements du roman. Car justement, ce n'est pas qu'un roman, c'est la réalité. Mais là où nos cours d'histoire ne nous ont jamais amenés, ce livre nous y entraîne et nous jette dans cette guerre vue de l'intérieur. Là où l'Histoire nous apprend des faits, la littérature nous offre une vision tellement plus riche, profonde et bouleversante !
Je suis ressortie de ce livre, que j'ai débuté un peu à reculons, essoufflée et avec l'envie d'en savoir plus sur ce pan nébuleux de l'histoire.
Âmes sensibles s'abstenir.
La critique de Marine Landrot dans Télérama
La critique d'Alexandre Fillon (Lire) dans L'Express et de Baptiste Liger
Le dossier sur la guerre d'Algérie dans L'Express
ENTRETIEN (tiré du site des Éditions de Minuit)
Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire autour de la guerre d’Algérie ?
Laurent Mauvignier – Mon père a fait le guerre d’Algérie et en a ramené plein de photos… sur lesquelles il n’y a rien, et ça me perturbait beaucoup. Lui n’en parlait pas, c’est ma mère qui me racontait ce qu’il avait vécu, des histoire horribles, comment il avait, par exemple, été traumatisé par la vue d’une femme enceinte piétinée par des soldats français. Et puis chaque année, il y avait les repas des anciens d’Afrique du Nord, sauf qu’on ne savait pas ce que c’était puisque personne ne disait rien… Quand on discute avec des gens de notre génération, on s’aperçoit qu’on a tous dans nos familles quelqu’un qui a fait l’Algérie, mais qui n’en dit pas un mot. En France, dans la littérature, dès qu’on parle de la guerre, c’est 14-18 ou la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu de loin en loin quelques romans sur la guerre d’Algérie, mais je crois que le problème, c’est que les auteurs sont restés pédagogiques, en tentant de dénouer les rapports historiques ou de montrer qui sont les bons et les mauvais. C’est louable, mais si on observe comment les cinéastes américains s’emparent du Vietnam – comme dans le film de Michael Cimino, Voyage au bout de l’enfer –, on s’aperçoit que la plupart du temps ils mettent en scène un rapport frontal à la violence plus que l’histoire de la guerre. Ce qui m’a intéressé, ce n’est donc pas de faire un roman sur la guerre d’Algérie en montrant les bons et les mauvais, c’est de mettre des hommes en situation.
Vous avez fini par interroger votre père ?
Il s’est suicidé quand j’étais adolescent. Il m’a fallu des années pour me dire que, peut-être, le fait d’avoir participé à cette guerre et d’avoir vu ces choses avait contribué à son suicide. Il y est resté vingt-huit mois, ça n’est pas rien. J’ai entendu aussi l’histoire de types qui devenaient fous. Ça ressemble à un cliché, mais ça m’a aussi intéressé de trouver le moyen, techniquement, de dire ces clichés.
Vous avez compris les raisons du non-dit chez cette génération ?
Peut-être qu’ils se sont dit « les Allemands, c’est nous »… Ils ont utilisé du napalm, il y a eu la question de la torture, et puis la trahison de la France, atroce, envers les harkis. Bref, la sensation d’être du mauvais côté. Et puis c’était une guerre sans objet, extraordinairement complexe : d’abord civile, dans la mesure où l’Algérie était la France, civile aussi entre Algériens… C’est une guerre perdue, et comme au XXe siècle la France en a perdu plusieurs, c’est la guerre de trop : la petite guerre par rapport à la Seconde Guerre mondiale, la guerre honteuse. Je crois que le sentiment de honte est le plus fort.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans l’écriture de ce livre ?
Montrer les relations de cause à effet entre ce qu’ils ont vécu pendant la guerre et ce qui arrive quarante ans après, quand le roman s’ouvre dans le petit village. Et aussi ce passage quand ils arrivent dans une guerre qui a déjà commencé. La question de la causalité entre les Algériens qui attaquent et les Français qui répondent violemment est insoluble. Il ne fallait pas que je fasse croire que les Algériens étaient violents d’emblée et que les Français le devenaient en réaction.
Pourquoi les écrivains français se sont-ils emparés de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, en délaissant la guerre d’Algérie ?
Parce que la guerre d’Algérie n’est pas finie. Le Front national, c’est la guerre d’Algérie. Les propos qu’on entend aujourd’hui, cette espèce de racisme progressiste, l’idée qu’un Français ne peut pas être algérien – et donc qu’un Algérien ne peut pas être français –, c’est vraiment la question de départ de la guerre d’Algérie. Et on voit bien comment en France aujourd’hui cette question n’est pas réglée. Dans l’inconscient collectif, il y a quelque chose de ce rejet de l’Algérien qui continue, parce que cette question n’a jamais été pensée dans sa globalité sur les cinquante dernières années. Ça devient un refoulé. La France n’arrive pas à se donner une identité à travers ça, alors que face à la Première et la Seconde Guerre mondiale, elle peut s’en inventer une héroïque.
Les écrivains américains semblent moins hésitants à traiter la Corée ou le Vietnam…
C’est dû à une histoire littéraire différente. En France, on a mis beaucoup de temps à revenir à une littérature du sujet. J’ai mis dix ans avant d’assumer l’idée de faire un roman avec des personnages, des situations. Je suis parti d’une écriture qui passait par la voix intérieure d’un narrateur, et là j’aboutis à un passage sur la guerre, avec des personnages en situation d’une violence inouïe. Au bout d’un moment, j’ai réalisé qu’il me fallait sortir du poids des avant-gardes et accepter de faire un roman très « roman » si c’est ce que j’avais envie de faire. Adolescent, je lisais Dostoïevski et je trouvais ça très fort. Puis j’ai lu la littérature du XXe siècle et les avant-gardes… C’est finalement le cinéma qui m’a fait comprendre que j’avais envie de revenir au « roman », c’est en voyant Raging Bull (de Scorsese, où De Niro incarne le boxeur Jake La Motta – ndrl) que j’ai réalisé que j’aimais aussi ça en littérature, quelque chose qui cogne, et que c’est ce que j’avais envie de faire. On peut certes y revenir par l’ironie, comme Jean Echenoz l’a fait avec Zatopek (son roman sur le coureur de fond tchécoslovaque – ndrl), en montrant qu’on n’est pas dupe de ça…
Mais c’est peut-être bien d’accepter d’être dupe…
Pour ça, il m’a fallu lâcher prise. Je voulais créer une vraie rencontre entre moi, le livre et un éventuel lecteur, un texte qui ne soit pas que du consommable. J’ai essayé d’écrire de la littérature qui dise quelque chose sans renoncer à ce qu’a été le XXe siècle formellement. Je sais que beaucoup de gens n’acceptent pas le rapport à l’émotion et aux clichés en littérature, alors qu’ils le font sans aucun problème au cinéma. C’est comme s’il y avait un machisme littéraire : l’émotion et les sentiments, c’est bon pour la littérature populaire, c’est des trucs de femme, il faut s’en méfier. Alors qu’au cinéma, les meilleurs cinéastes ne se posent pas la question.
Le point commun entre tous vos romans, c’est le non-dit ?
Oui, mais pour le dire, pas pour le réparer. Plutôt pour tourner autour, pour le souligner, comme on souligne un corps invisible. Ça, c’est vraiment le propre du roman, c’est ce que l’histoire, la philo ou la sociologie ne peuvent pas faire. Le roman peut montrer les manques mais il ne s’agit jamais pour lui de donner des réponses. Le roman, c’est l’art de reformuler les questions.
En écrivant ce soir, j'écoute un peu de musique classique, grâce à Edgar Fruitier ! (Les grands classiques d'Edgar, 6 CD, 2007)