Les premières gouttes de pétrole échappées de la plate-forme Deepwater Horizon ont atteint les côtes du sud des États-Unis. On verra dans les prochains jours les oiseaux englués dans la pâte noirâtre, les pêcheurs effondrés, les volontaires affairés. Celle-ci risque juste d’être pire.
Entre autres mesures, les autorités américaines ont annoncé avoir répandu des milliers de litres de produits dispersants afin de fractionner les nappes en gouttelettes qui iraient ensuite terminer leur vie tranquillement loin des côtes.
Le pétrole dans l’eau, c’est comme de l’huile dans la vinaigrette. Le pétrole dispersé par les vagues et l’huile agitée par la fourchette du cuisinier finissent pas se ré-agglomérer : c’est le phénomène appelé coalescence. Le résultat est le même : l’huile surnage en une grosse goutte et le pétrole fait une nappe.
Les molécules qui constituent ces produits dispersants – des tensio-actifs – ont une partie hydrophile, une autre oléophile. La première va s’associer à l’eau, la seconde au pétrole. Ainsi entourée de molécules de tensio-actifs, la gouttelette ne pourra plus rejoindre ses consœurs et ne participera pas à la formation de la nappe. Voila pour la théorie, la réalité étant un chouïa plus complexe.
BP jurait, l’an dernier que “les démarches volontaires” des exploitants de plates-formes étaient bien plus “efficaces” que les normes de sécurité imposées par le grand méchant Etat. Pourtant, les sécurités n’ont pas fonctionné et le pétrole s’écoule à 1 500 mètres de profondeur. Les autorités ont expérimenté à cette occasion une nouvelle technique : répandre du produit dispersant directement à la source de l’écoulement, sous l’eau.“Nous essayons des choses totalement nouvelles”, a reconnu une porte-parole de BP citée par le Los Angeles times. Les premiers tests sont, dit-elle, concluants et une utilisation à plus grande échelle est envisagée sérieusement.
Pourquoi traiter le pétrole directement à la source ? Le pétrole prend rapidement de l’âge. Si on agit vite, on évite le vieillissement du pétrole. Dans l’eau, il se transforme et sa viscosité augmente, ce qui fait chuter de manière vertigineuse l’efficacité des dispersants :
“Le processus de vieillissement entraîne une augmentation rapide de la viscosité du polluant et, par conséquence, la chute de sa dispersibilité. On parle de créneau de temps ou de fenêtre de dispersibilité, période pendant laquelle le polluant reste dispersible.”
[La citation ci-dessus est extraite de Traitement aux dispersants des nappes de pétrole en mer, une sorte de guide à l’intention de ceux qui auront à décider des mesures à prendre en de telles circonstances. Il a été écrit par le Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (Cedre).]
La mousse au chocolat. Quand le pétrole se retrouve dans l’eau, soumis à l’énergie de la mer, il réagit de deux manières. Quelques gouttelettes vont se détacher du lot et stagner dans la colonne d’eau. On le disait plus haut, les dispersants vont favoriser ce phénomène. Le gros du pétrole, en revanche, va former, allié avec des gouttes d’eau, une “mousse au chocolat”, comme le résume l’International petroleum industry environmental conservation association (Ipieca, qui regroupe les gros du secteur dont BP) dans un document sur le sujet :
“L’action de la mer et l’énergie de brassage des vagues font mélanger l’eau et l’huile en une émulsion inverse bien connue dans la profession comme ‘la mousse au chocolat’ dont la viscosité est bien plus forte que le produit d’origine. Il peut se former des quantités très importantes d’émulsion, jusqu’à quatre fois la quantité du brut déversé et les émulsions se présentent avec ne teneur en eau d’environ 75 %, en volume.”
Évaporation. Traiter avec des tensio-actifs dès la l’arrivée du pétrole a l’intêret de prend de cours le processus d’émulsion. D’autant que la mousse au chocolat deviendra de plus en plus stable. Ce qu’on appelle pétrole est en fait un mélange de plusieurs hydrocarbures aux propriétés différentes. Le kérosène d’un avion, le diesel d’un camion, le fuel de la chaudière proviennent du même puits. En jouant de la différence de leur température d’ébullition, on peut les isoler les uns des autres par distillation fractionnée.
Dans l’eau de mer, c’est un peu pareil. Rapidement, les fractions les plus volatiles vont s’évaporer. Ne resteront que les fractions les plus denses, notamment les asphaltènes, qui vont stabiliser la mousse au chocolat. Explications de l’Ipieca :
“[Le pétrole est sous la forme] d’une émulsion stable lorsque les asphaltènes se précipitent. Ceux-ci sont des goudrons lourds que l’on trouve dans tous les hydrocarbures. Ils ne sont pas en solution véritable mais sont tenus en suspension par d’autres composés pétroliers. Par l’évaporation des fractions plus volatiles, la composition d’un pétrole brut déversé en mer va changer et ses composés d’asphaltènes vont se précipiter pour former une enveloppe élastique et stabilisante autour des gouttelettes d’eau.”
Pour agir, il faut donc viser cette “fenêtre de dispersibilité” qui varie beaucoup en fonction de la température de l’eau, de l’état de la mer et de la nature de la pollution. Le document de l’Ipieca rappelle, par exemple, que l’Erika transportait du fuel industriel, quasi-insensible à l’effet des dispersants.
Coût/bénéfice. La dispersion du pétrole pose aussi des problèmes environnementaux. Il faut choisir entre deux pollutions, celle de la côte ou celle du large. Les techniques sont pourtant mal maîtrisées et le rapport coût/bénéfice est difficile à mesurer.
Pour le Cedre, il faut prendre en compte le fait que “les dispersants actuels sont beaucoup moins toxiques en eux-mêmes que l’huile dispersée”. Les gouttelettes de pétrole sont certes moins visibles après dispersion, mais pas forcément moins dangereuses que les nappes. La concentration de pétrole a proximité des zones traitées, et au delà, risque de dépasser les doses léthales pour la faune et la flore marine.
Le document de l’Ipieca est plutôt rassurant, sur la base d’études dont on ne sait si elles ont été financées par les auteurs du rapport… En revanche, le National Research council (NRC) s’est penché sérieusement sur la question. Il reste prudent, en raison de possibles conséquences sur la vie marine et souligne que c’est sans doute une des décisions les plus difficiles à prendre pour les pouvoirs publics tant l’analyse coût/bénéfice est dure à établir.
Pour d’autres, la balance pèse franchement du mauvais côté. Riki Ott, une toxicologiste marine américaine interrogée par CNN, se désole de l’utilisation des dispersants dont elle juge les effets “catastrophiques” pour la faune et la flore. Et n’hésite pas à dire que les pétroliers privilégient cette solution car cela leur permet d’écouler les dispersants qu’ils produisent. Le business continuerait pendant la mérée noire ?
Photo : Reuters et titre d’après Michel Audiard