Un texte dur, qui t'habite longtemps après que tu l'aies reposé, impossible d'aisément l'oublier. Un texte sur la prison et ceux qui l'habitent, mais pas que. Un texte qui ne tombe jamais dans le pathos, ne cède rien à la facilité. Dans Fragmentation d'un lieu commun, Jane Sautière raconte son quotidien d'éducatrice en milieu carcéral. C'est juste et beau, simplement.
Jane Sautière, "Fragmentation d'un lieu commun", Verticales, 2003
« Parfois, les paroles des étrangers. Des tapis volants.
Dans votre village d'Afrique, les enfants à qui était confié l'élevage des poussins les teignaient de couleurs vives pour que l'épervier ne les reconnaisse pas.
En un mot, toutes ces couleurs, celle de la terre rouge, celles des poussins, le bleu du ciel, l'immensité du monde autour.
Et voilà. Terminus dans le lieu le plus atone du monde. C'est précisément du fait de votre couleur que l'épervier vous a chopé. »
« J'ai commencé ce texte lorsque je vous ai écouté. Il ne s'agit pas d'écrire une souffrance (la vôtre ou la mienne). Il s'agit d'être là. » Les premiers mots. Ils ne te frappent pas d'emblée, tu les zappes presque. C'est seulement après, une fois l'ensemble parcouru, que tu y reviens, éclairé. Tu sais désormais que ces mots disent tout. Qu'ils annoncent la pudeur, le courage et la rage de l'impuissance. Ceux-ci habitent le texte de Jane Sautière, plongée dans son quotidien d'éducatrice pénitentiaire. Il ne s'agit pas d'écrire une souffrance. Mais de la partager.
Fragmentation d'un lieu commun est un livre qui ne triche pas, ne roule pas des mécaniques. Les mots sont triés sur le volet, choisis en orfèvre, comme s'il fallait avant tout éviter de céder à la facilité stylistique. Pas d'envolées lyriques ni d'effets spéciaux à la Prison Break, pas de complaisance ou de pathos, juste la volonté évidente de dépeindre sans trahir. Capitaliser sur ces malheurs-là, ce serait se tuer soi-même, s'abraser. Chaque ligne est là pour le rappeler, pour l'enfoncer profondément dans la tête du lecteur : ceux qui meurent ici, à petit ou grand feu, ne sont pas meilleurs ou pire que vous, qu'elle, que moi. Ce sont des semblables à qui la vie n'a pas tissé de cadeaux, des désorientés avalés par la Machine, perdus dans les oubliettes de l'État. Abandonnés à leur sort. Fragments de gâchis.
« Vous dites que vous ne pourrez pas rester en prison, c'est impossible, trop de manque, trop de stupeur.
L'écoeurement me prend d'être là. Le gâchis à son point d'achèvement. »
Crasse, mort du corps, mutilation sociale, bris d'âmes, les stigmates existentiels s'accumulent sur ces fragments de non-vie. Il y a ceux que l'alcool et/ou les drogues ont brisé. Ceux qui traînent derrière eux le fil d'un passé beaucoup trop lourd pour être coupé. Ceux qui ont sombré dans la folie, meurtrière ou pas. Ceux qui n'ont plus d'identité, plus d'origine, plus de patrie - « X, se disant... ». Ceux qui se taisent obstinément, Bartleby mis à jour - « C'est une étrange violence que la vôtre » - et ceux qui parlent parlent parlent mais ne se vident jamais. Ceux qui ont tué et violé, et ceux qui ont été tués et violés. Tous, Jane Sautière les traite en égaux. Parfois, elle ne les comprend pas, d'autre fois elle les craint, mais toujours elle les considère en humains, s'adresse à eux comme à des frères.
Ces cent chroniques - le texte est divisé en fragments, sans références temporelles ou spatiales - sont toutes construites sur le mode du vouvoiement. Un Vous évident, bienveillant. L'auteur s'adresse à ceux dont elle parle, respectueusement. Elle n'écrit pas pour le lecteur, elle écrit pour ceux qu'elle côtoie, elle leur écrit. Pas d'autre moyen d'alléger ce fardeau qu'elle a accepté de partager : « Je ne peux même pas vous embrasser, ça vous ferait mal. »
« Il n'y a pas de petites choses dans la prison. Tout compte, un timbre, une clope, un savon. Au désert, tout est relief. »
C'est l'ami Ubi [1] qui m'a fait découvrir ce livre. Lui en parle si bien, mirettes brillantes [2]. Rien d'étonnant. On retrouve dans ses chroniques Sévice Social la même urgence d'humanité, le même regard qui ne juge pas, mais panse, rafistole, parce que c'est mieux que rien, cent fois mieux que rien. On retrouve aussi chez lui cette manière vivante et respectueuse de parler de ceux que la société met au rancard, qu'ils soient jeunes de banlieue ou prisonniers, délinquants précoces ou récidivistes tardifs, la volonté de bousculer les clichés et les larmoyances pour plonger dans la réalité d'une double peine quotidiennement infligée. S'immerger, habiter la bête carcérale (prison réelle mais aussi prison sociale), pour mieux en émousser les crocs. Et ensuite, habité par l'expérience, s'échiner à en livrer la vérité :« Vous lisez dans une sorte de fascination, celle d'être là, dans le texte, dans les mots. J'écris, il me semble, dans la même stupeur. »
Fragmentation d'un lieu commun mériterait mieux que ces quelques lignes maladroites. Il faut y naviguer longuement, s'en imprégner, bref, le lire et le relire. Ne serait-ce que pour cette sincérité absolue se dégageant du texte, de l'intensité qui l'habite. Impossible de ne pas saisir, à chaque détour de phrase, combien l'auteur a mis d'elle-même pour tracer ces portraits, combien elle a peiné pour mettre à nu son quotidien, et le leur. Un don de soi absolu, vital. L'écriture se fait alors calque d'une vie.
Notes
[1] Que mille colibris chamarrés saluent quotidiennement son réveil.
[2] Il dédiait d'ailleurs sa dernière chronique à Jane Sautière.
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