Imaginez notre monde, notre histoire, avec un léger décalage: les mouvements artistiques ne se sont pas créés aux mêmes endroits ni dans les mêmes circonstances, le Royaume Uni n'est plus uni puisque le Pays de Galles est indépendant, le seconde guerre mondiale n'a pas eu les conséquences historiques que nous connaissons, l'Angleterre ne livre pas une Guerre de Cent ans contre la France mais, en Crimée, contre l'Empire Russe tsariste, les déchirures temporelles se colmatent avec des ballons, on peut posséder des espèces disparues, tels que les dodos, comme animal domestique, le dirigeable (Ahhh, Jules Verne!) est le moyen de locomotion pour les grandes distances, et il y a des services internationaux de police aussi étranges qu'inattendus comme le service consacré à la protection des manuscrits originaux des oeuvres littéraires ou celui des Chronogardes.
C'est dans ce monde, où la littérature tient une place tellement importante que lorsqu'un criminel veut faire sensation, il choisit de s'attaquer aux textes originaux littéraires, que Thursday Next, OpSpec chez les LitteraTecs, commence une enquête de longue haleine et extrêmement dangereuse, afin de sauver le texte original du chef d'oeuvre de Charlotte Brontë, Jane Eyre, menacé par la folie destructrice d' Achéron Hadès, un ancien professeur d'université passé maître dans l'art de la manipulation mentale et aux pouvoirs infinis. Entre les rencontres furtives avec son père, en fuite perpétuelle dans les limbes du Temps où il semble semer quelques aménagements apportant d'infimes changements, et les échanges avec un oncle inventeur génial d'une machine à entrer dans les textes littéraires, Thursday croise les spécialistes de Shakespeare, toujours bardés de révélations sur la véritable identité du grand homme, et pénètre au coeur du roman qu'elle vénère afin de sauver un trésor culturel; elle fera la connaissance de Jane mais aussi d' Edward Rochester, elle combattra, au coeur d'un incendie démentiel, le dément Hadès et parviendra à mettre en place une fin digne de ce roman tant lu, tant aimé, fin qui l'avait toujours laissée sur sa faim.
Jasper Fforde emporte son lecteur dans un thriller complètement loufoque, presque barjot et assurement burlesque, où des situations impossibles, voire incohérentes, sont vues comme habituelles, et mêle avec brio uchronie et roman fantastique. On suit, avec jubilation, les tribulations de Thursday qui ne peut imaginer qu'un fou furieux puisse oser vouloir détruire son roman fétiche afin d'assouvir son désir de puissance et sa soif de destruction. On est happé par les souvenirs de "Jane Eyre", des romans de Dickens ou ceux des pièces shakespeariennes: on ressent l'envie, presque irrépréssible, de relire les romans des soeurs Brontë aux ambiances tellement douloureuses et belles en même temps.
J'ai adoré ce roman décalé, loufoque, loufdingue, burlesque et rocambolesque. Un florilège de situations impossibles, irrationnelles apportant une joie jubilatoire au fil de la lecture: une impression délicieuse de lire un roman protéiforme où l'humour est à chaque page et les clins d'oeil littéraires pléthores.
"De l'autre côté du Portail de la Prose, Polly se tenait sur la rive herbeuse d'un grand lac, écoutant le doux clapotis de l'eau. Le soleil brillait, et de petits nuages floconneux voguaient paresseusement dans l'azur du ciel. Le long de la baie, on apercevait des myriades de jonquilles jaune vif qui poussaient dans l'ombre ajourée d'une boulaie. Les fleurs frissonnaient et dansaient dans la brise dont le souffle embaumait la fraîche odeur de printemps. Tout était calme et paisible. Le monde dans lequel elle se trouvait maintenant n'était pas terni par la méchanceté des hommes. C'était le paradis. (...) Un homme âgé de quatre-vingts ans au moins lui faisait face. Il était vêtu d'une cape noire; un demi-sourire éclairait son visage raviné. Il contempla les fleurs.
- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.
- Vous avez de la chance, répondit Polly. Nous on doit se contenter de Kézako Quiz.
- C'est un jeu de questions-réponses. A la télé.
- Oui, c'est comme le cinéma, mais sans les pubs.
Il fronça les sourcils sans comprendre et se tourna à nouveau vers le lac.
- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.
- Vous l'avez déjà dit, ça." (p 145)
"(...) Mais Wordsworth n'était plus là. Le ciel s'assombrit, et le tonnerre gronda, menaçant, à distance. Un vent fort se leva; le lac parut se figer et perdre toute profondeur; les jonquilles ne bougeaient plus, formant une masse compacte jaune et vert. Un cri de frayeur lui échappa lorsque le ciel et le lac se rejoignirent; jonquilles, nuages et arbres reprirent leur place dans le poème - mots, sons, gribouillis sur papier sans autre signification que celle dont les pare notre imagination. Polly poussa un dernier hurlement de terreur: les ténèbres l'enveloppèrent et le poème se referma sur elle." (p 147)
Roman traduit de l'anglais (GB) par Roxane Azimi