Longtemps, je garderai en moi le souvenir de ce jour-là.
Dans un immense studio de danse, au plafond haut et défraîchi, d’énormes miroirs couraient tout autour. Seules huit grandes fenêtres aux châssis de bois dévernis venaient briser ce rythme. De partout, on pouvait voir ces glaces polies réfléchir la lumière du jour, rendant ainsi toute idée d’évasion impossible. Chaque mouvement de la danseuse y était capturé et maintenu en cage. Impossible de leur échapper. Elle a bien tenté de les affronter, mais en vain.
Elle s’immobilisa alors, comme si seule la mort pouvait la sauver.
Dans ses yeux éteints, un peu trop grands dans ce visage long et osseux, elle vit le néant de son existence. Le miroir lui rendait l’image d’une grande et frêle jeune femme, à la peau fine, presque transparente, et au teint pâle, blême. Ses bras et ses jambes étaient si longs et son torse si court qu’on aurait cru à une erreur de montage. Son menton pointu accentuait ses joues creuses. Ses cheveux désordonnés laissaient croire qu’elle allait bientôt en finir.
Elle mit ses deux mains aux longs doigts amaigris devant son visage pour ne plus voir cette image défaite, brisée d’elle-même. Ne plus voir ! Non, ne plus jamais voir !
Le silence résonnait, effrayant à ses oreilles.
Elle se mit à trembler comme prise d’une terreur extrême.
Ne plus entendre ! Non, ne plus jamais entendre !
Elle se mit à marcher dans tous les sens semblable à une poule à qui l’on aurait coupé la tête. Son pas était vif et saccadé. Le parquet, revêtu d’un tapis de caoutchouc, grondait sous ses talons tel le bourdonnement des tambours. Plus le silence dans la pièce s’intensifiait et plus son pas se faisait assourdissant, inquiétant.
Tout à coup, une musique sournoise se faufila et brisa le silence de cette cacophonie.
La danseuse s’immobilisa à nouveau devant le miroir. Elle y resta si longtemps qu’on aurait crû qu’elle s’était transformée en statue de marbre.
Puis, son regard s’anima. Tout le vide et la tristesse de sa vie lui apparurent comme un éclair. Elle demeura immobile, la peur et le désespoir gravés au plus profond de ses yeux.
Puis, soudainement, comme si on l’avait réveillée d’un cauchemar, elle tourna brusquement sur ses talons et avança doucement, très doucement vers les spectateurs.
Son regard cherchait le leur ; son bras droit tendu vers eux dans une sorte d’appel à l’aide. Le chemin qui les séparait lui parut long. Le peu de force qui lui restait semblait vouloir l’abandonner juste au moment où elle avait repris un peu d’espoir. L’effort était trop grand ; elle n’en pouvait plus. Elle n’y arriverait jamais. Mais, toujours, elle avançait, haletante, les bras tendus comme poussée par une force surnaturelle. Elle s’écroula sur le sol. Elle se mit à ramper. Tous la regardaient venir vers eux. Son regard suppliant les transperçait.
Ils étaient rivés sur place, incapable de bouger. Ils ne pouvaient que ressentir sa douleur. Ils auraient voulu courir vers elle pour la relever, mais ils étaient tous paralysés.
Tout à coup, elle aperçut droit devant elle quelqu’un qui lui tendait aussi les bras.
Qui était cette personne qui avait échappé à cette paralysie collective ? Elle paraissait si forte.
La danseuse réussit avec peine à se lever de terre.
Là-bas, l’autre en fit de même.
Elles marchèrent l’une vers l’autre dans un synchronisme fascinant de mouvements. On aurait dit des âmes soeurs.
Elles ressentaient à ce moment un sentiment d’amour profond, un sentiment qu’elles n’avaient jamais à ce jour ressenti. Elles étaient euphoriques. Le plaisir, la joie, l’amour et, surtout, l’espoir apparurent alors dans leurs yeux.
Elles marchèrent les derniers pieds qui les séparaient d’un pas léger et heureux, savourant chaque seconde, toujours les bras tendus pour accueillir l’autre dans une étreinte affectueuse. Lorsque leurs mains se touchèrent et qu’elle n’attrapa que du verre poli, la danseuse comprit alors la plus grande des vérités.
Classé dans :Mes délires et autres folies Tagged: autofiction, danseuse, détresse, femme, nouvelle, tristesse