Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais sérieusement considéré l'hypothèse que ma soeur puisse être une espèce de tortionnaire nazie. Ho, je ne dis pas que je ne l'ai jamais imaginée comme une opulente Walkyrie, avec casque à cornes, chevauchant une monture ailée, bien que ce soit le cas avant ce soir.
Je ne dis pas non plus qu'elle n'a jamais tenté d'attenter à la vie de quiconque, à grands renforts de fourchette ou de boule de pétanque, ce serait mentir. Elle l'a fait, en l'occurrence à moi, et d'autres choses encore (lapider mon matelas avec son tout nouveau laguiole d'anniversaire, me convaincre de tenter un saut périlleux depuis les sommets alpestres de notre lit superposé, j'en passe et des meilleures).
En bref, les circonstances de toute une enfance partagée auraient dû me mettre sur la voie, mais ce ne fut pas le cas, et jamais je n'ai pensé que ma soeur était plus qu'une dangereuse psychopathe aux tendances légèrement aiguillonnées par un petit frère plutôt merdeux. Une grande soeur tout ce qu'il y avait de plus banale, quoi. Peut-être un peu plus inventive dans ses tortures que d'autres, mais je n'avais pas de point de comparaison, n'ayant qu'une seule grande soeur.
Mais ce soir, avec le recul que seule permet une imbibation d'alcool en milieu tropical, je me suis dit « ho putain, et si ? ».
Et si quoi ? J'ai du mal à le dire. C'est trop affreux.
Mais je ne vois pas d'autre explication. J'ai bien lu et relu mes relevés bancaires, et ils sont formels : en l'espace de deux mois, mon compte a été débité de pas loin de mille euros, prélevés par Gaz de France.
Alors je veux bien qu'on ait une maison chauffée au gaz, et que mon beau-frère camerounais soit un tantinet frileux (coucou Christian), mais quand même, quand j'en discute avec les gens, la réaction générale est « ho putain, tout ça ? Mais attend, normalement on paye même pas ça en deux ans ! »
En frère au coeur d'or, je me suis précipité sur mon téléphone pour appeler ma douce soeur et lui dire « non mais t'es sûre qu'il y a pas de problème, pas de fuite ni rien la maison est pas sur une poche de gaz qui va exploser et ne laisser de vous que des petits bribes d'organes carbonisés non-identifiables ? ». Elle en était sûre. Et depuis, la maison n'a toujours pas explosé, à ce que je sache (les nouvelles que j'ai sont plutôt dispersées).
Alors que devient tout ce gaz ? A quoi sert-il ?
J'ai épluché les précédents historiques, et je n'ai trouvé qu'un seul événement qui corresponde. Un seul qui puisse expliquer cette consommation plus qu'inhabituelle : la solution finale.
Ma soeur est une criminelle nazie qui gaze des gens dans notre maison, mon ancien chez-moi.
J'aurais dû m'en rendre compte plus tôt. Déjà, elle travaille dans une boîte qui est un peu l'équivalent d'IG Farben. Elle est spécialisée dans les pesticides. Elle tue de la vermine contre de l'argent.
J'aurais dû le voir venir, bordel. J'aurais dû décrypter les signes. Je ne l'ai pas fait.
Il doit y avoir un charnier dans la cave, maintenant. Sous les sacs poubelles remplis de nounours et les cartons de fringues des années 80.
Je ne sais pas de qui il s'agit. Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir.
Je ne vois qu'une personne qu'elle ait jamais tenté de tuer, ou prétendu vouloir tuer, et je suis loin d'ici.
Mon dieu, c'est ma faute. C'est moi qui ai fait naître chez elle ces penchants homicides. Et maintenant que je suis loin, elle s'en prend à d'autres. A des innocents. Sans doute des binoclards à coupe au bol.
Je le sais.
Les faits sont là, la facture est là, c'est suffisant pour que ma certitude ait l'inébranlabilité d'un pape nonagénaire.
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