Depuis que j'ai eu ce cancer, je ne regarde plus les personnes âgées comme avant. Je les envie. Lorsque je les vois avec l'un de leurs enfants devenu adulte, je trouve que ça n'a pas de prix. Lorsque je les vois s'occupant de leurs petits enfants, pendant les vacances scolaires, je mesure leur chance inestimable.
Mon grand-père paternel et ma plus jeune fille
unis par une tendre complicité.
Le fait d'avoir un cancer, doublé d'un traitement à vie, de n'avoir jamais la perspective d'entendre "vous êtes guérie" à cause des métastases qui avaient décidé d'élire domicile dans mon corps, me fait prendre conscience de ma vulnérabilité, de ma mortalité, de ma précarité. Personne n'est capable de chiffrer mon espérance de vie et si c'était le cas, elle n'irait pas bien loin. Toutes les statistiques me concernant sont mauvaises. Pour le moment, je les devance, j'espère poursuivre dans cette voie. Je fais partie des gens qui refont les statistiques. Comme j'ai besoin comme tout le monde qu'il y a ait un sens à ce que je vis, je me dis souvent que mon rôle était de prouver qu'herceptine fonctionne et peut sauver des vies.
J'ai connu la souffrance de perdre mon père avant qu'il soit retraité, avant qu'il devienne grand-père. Mes filles ne connaissent de lui que sa tombe, des photos et surtout mon témoignage ainsi que celui de ma famille paternelle. Elles viennent de me demander de refaire une petite visite au cimetière pour aller voir Papy Pierre. Elles l'appellent Papy Pierre même si lui de son vivant n'a jamais été appelé par ses petits enfants puisqu'il n'en a jamais eus. Il est mort à 55 ans. Mon père était un papa gâteau, il nous aimait nous ses quatre enfants plus que tout. Nous passions avant tout. Je sais qu'il aurait été un grand-père exceptionnel, qu'il aurait su créer un lien très fort avec mes filles. Comme ça n'aura jamais lieu, c'est moi qui le crée ce lien par delà la mort. Tous les étés, nous allons nous immerger pendant au moins une semaine, 10 jours, chez son père, mon grand-père paternel, le seul de mes grands-parents en vie, quel beau pied de nez à la vie. Elles adorent aller chez lui, voir des photos de mon père un peu partout, feuilleter les albums photos avec leur papy enfant. Elles aiment plus que tout entendre mon grand-père, la sœur ou le frère de mon père parler de lui. C'était un homme tellement gentil que tout le monde ne dit que du bien de lui et le regrette amèrement.
Papy Pierre existe malgré tout pour elles. C'est extrêmement important pour moi.
Lorsqu'il était prêt de mourir, sa déchéance physique était presque terminée, je lui ai annoncé que j'allais arrêter tout moyen de contraception pour avoir un enfant. Il m'a fait le plus beau cadeau en me disant : "J'aimerais que tu aies une petite fille comme toi, qu'elle te ressemble". Ma fille aînée me ressemble énormément. Il aurait été comblé.
Lorsque j'ai appris alors qu'il n'était âgé que de 54 ans qu'il était condamné, que ce n'était qu'une question de mois. J'ai pensé que 54 ans ce n'était pas un âge pour terminer sa vie, qu'il était trop jeune pour mourir. Il avait tellement de projets en suspens qui lui tenaient à cœur comme un voyage autour du monde et qu'il ne pourrait jamais réalisés. J'ai aussi immédiatement pensé qu'il ne verrait jamais ses petits enfants, qu'il ne connaîtrait jamais nos enfants, qu'il ne serait jamais un grand-père. Il ne verra jamais ses enfants installés dans la vie, il ne connaîtra jamais les compagnons de vie de ses enfants excepté mon mari à qui il a demandé de prendre le relais pour prendre soin de moi comme il l'avait toujours fait de son vivant. Je trouvais ça terriblement injuste et ça l'était. Je me sentais tellement impuissante et je l'étais.
Je suis l'aînée de quatre enfants, j'ai déjà eu ce privilège de l'avoir connu pendant 29 ans, un peu plus que ma sœur et que mes deux frères. Mon plus jeune frère n'avait que 17 ans à son enterrement, ce n'est pas un âge pour perdre son père. Ce n'est pas un âge auquel un père laisse son enfant sans appréhension, sans le sentiment de rater tellement d'occasions de la vie de son fils.
Lorsque 6 ans après, j'ai appris que c'était mon tour, que j'avais un cancer. J'ai d'abord ressenti une bouffée de panique en pensant à la mort indissociable du cancer et puis je me suis dit et je l'ai dit à ma gynécologue, il faut que j'arrive à séparer ces deux notions, cancer et mort. Après tout un cancer du sein n'est pas forcément mortel. Armée de ces pensées positives, j'ai continué plus sereinement. Et puis le glas à sonner avec l'annonce des métastases. J'avais 34 ans à l'annonce de mon cancer; 35 ans, un mois après, à l'annonce de ces cellules cancéreuses se baladant dans mon corps. Je me suis dit que finalement atteindre 55 ans comme mon père serait un tel miracle pour moi. Comme j'aimerais arriver un jour à fêter mes 55 ans. Je trouvais ça jeune de mourir à 55 ans, mais 35 ans, c'est encore pire.
Au moins mon père avait pu nous accompagner jusqu'à l'âge adulte. Moi j'avais deux petites filles dont la dernière était encore un bébé avec des couches, dans une poussette. Je me demandais si elles se souviendraient de moi si je mourrais. C'était pire que tout. Mon aînée avait 4 ans et ma cadette 15 mois. Je n'ai aucun souvenir de quoi que ce soit lorsque j'avais 4 ans et c'est encore plus le néant lorsque j'avais 15 mois. Je me suis dit si je meurs, elles n'auront aucun souvenir de moi. C'est ce qui m'a fait le plus mal dans toute cette tragédie. Je ne voulais pas mourir sans que mes filles se souviennent de moi, de leur maman. C'est tellement important une maman, ça ne se remplace pas. Je me suis dit que je me battrais quelles que soient les épreuves qui m'attendent, quels que soient les traitements qu'on m'imposera pour continuer à voir grandir mes filles, j'aurais la gniaque.
Aujourd'hui elles ont 8 et 5 ans. Je raisonne toujours comme beaucoup de mamans cancéreuses : si je vis 5 ans, elles auront 13 et 10 ans, si je vis 10 ans, elles auront 18 et 15 ans... D'avoir déjà tenu 4 ans me rend plus sereine, de connaître d'autres femmes qui ont réussi à passer plus d'années me rassure. Je vais peut-être arriver à les voir devenir des femmes, à les aider dans leur apprentissage de la féminité, rien ne peut me rendre plus heureuse que ça. Être à leurs côtés, les accompagner, ne pas être privée de mon rôle d'éducatrice tant qu'elles auront besoin de moi.
Je rêve de choses futiles mais qui ont une telle importance pour moi : apprendre qu'elles ont un petit copain, les voir amoureuses, consoler leurs chagrins d'amour, les accompagner faire les boutiques et les rendre encore plus belles, leur acheter leur premier soutien-gorge, être là lorsqu'elles auront leurs règles pour la première fois, fêter leur majorité, fêter leurs diplômes, les voir sortir en boîte, les voir devenir autonomes, les voir devenir de magnifiques femmes épanouies, leur offrir leur robe de mariée, être là le jour où elles trouveront leur voie, sabrer leur champagne lorsqu'elles auront leur premier salaire, être à leurs côtés pendant leurs grossesses, devenir grand-mère et trouver que j'ai les plus beaux petits enfants du monde, essayer d'y retrouver des traits de mon père, être là pour les soulager lorsqu'elles auront un nouveau-né qui les privera de sommeil, être là pour garder leurs enfants afin qu'elles s'offrent quelques jours avec le papa, et surtout, surtout je rêve qu'elles ne vivent JAMAIS ce que j'ai vécu, pas de tragédie, que la vie les épargne. Devant tant de ressemblance avec mon aînée, je ne peux m'empêcher de trembler de lui avoir passer quelques mauvais gênes peu résistants au cancer. Je fais tout pour faire de la prévention. Elles mangent bio, elles n'appliquent que des crèmes bio sur leur peau, se lavent bio, elles ont une vie saine, elles font du sport, elles savent ce qui peut causer un cancer. Elles seront suivies par ma gynéco-cancéro. Je voudrais tant qu'on arrête cette boucle infernale du cancer.
Comme toute femme mais avec une conscience accrue de ma condition de mortelle, je rêve de voir mes filles devenir des femmes, de faire mon boulot de mère en somme. La plupart des femmes n'y pensent pas spécialement, ça coule de source, ça fait partie de l'ordre des choses, c'est normal. Pour moi, c'est un privilège, c'est un cadeau, ça n'a pas de prix. Je ne suis pas sûre d'y arriver à cause du cancer.
En attendant j'ai un défaut, j'en fais presque trop, je suis incapable de ne pas leur faire plaisir. Elles le savent. Je les couvre de cadeaux, de les voir heureuses me fait tellement plaisir. Je compense pour les jours où je ne pourrais plus. Je savoure chaque nouvelle étape dans leur vie que j'ai pu vivre, je le vis comme une victoire supplémentaire sur le cancer.
Parfois elles me demandent si je vais mourir bientôt. Je leur fais toujours la même réponse, que tout le monde meurt un jour mais que personne ne sait quand, que ce n'est pas maintenant que je vais mourir et que j'ai encore du temps pour profiter d'elles. Je profite du temps qui passe, je ne suis pas pressée de vieillir mais j'aime ça, je suis heureuse de chaque jour qui passe et qui m'a permis de vivre avec ceux que j'aime, qui m'a permis de vieillir d'un jour, preuve que je suis vivante.
J'aime transformer chaque occasion en fête. Je ne suis pas une fana des anniversaires mais j'aime faire la fête avec mes proches. Tout est prétexte à être fêter, à marquer chaque évènement important que j'ai la chance de vivre.
Dans quelques semaines, je vais fêter mes 39 ans, je suis heureuse à cette perspective. Je me trouve mieux, mille fois plus épanouie qu'à 20 ans. Je sais que le cancer en est en partie responsable.
La semaine dernière, nous étions sur l'escalier qui donne dans la cour intérieure de notre immeuble. Comme nous sommes au dernier étage, nous voyons toutes les fenêtres de cuisine de l'immeuble d'en face qui donnent sur cette cour. Au premier étage, une petite vieille occupe l'appartement. Il faisait chaud, elle avait ouvert sa fenêtre. Elle avait sa blouse à petites fleurs bleues propre aux femmes de sa génération pour ne abîmer les vêtements. Elle mangeait toute seule à table un bol de soupe. Elle devait bien avoir 70 ans. Mon chéri m'a dit : "Tu vois, tu ne vieilliras jamais seule, je serrai toujours là, à tes côtés, quand tu auras cet âge".
Je lui ai répondu que déjà je n'arriverais pas jusqu'à 70 ans et que si j'y arrivais, je ne vivrais jamais comme elle, que je préférais mourir plus jeune et avoir profité de ma vie mais ne pas m'enterrer vivante dans mon appartement.
Pour moi être en vie, c'est vivre, c'est décider de sa vie, c'est être entouré de ses amis, c'est avoir des projets, ce n'est pas subir, rester seule et vieillir passivement.
Tant que je serai en vie, je donnerai un sens à ma vie et je serai toujours heureuse à l'idée d'une occasion qui m'attend dans les 10 jours à venir grand maximum. Je ne mangerai jamais seule tous les soirs, je sortirai manger avec des amis, m'amuser, faire des activités qui m'intéressent, je réaliserai toujours un nouveau projet.
Un de mes rêves, j'aimerais un jour, comme cette grand-mère,
pouvoir danser la salsa avec mon petit fils...
(attendez d'arriver au moins à 1,36mn pour la salsa...)
Et puis si j'arrive à la retraite, j'endosserai au moins une fois par semaine une blouse rose, j'irai passer au moins une demi-journée dans un service de chimiothérapie ambulatoire. Je ferai du bénévolat, j'irai apporter du baume au cœur à tous ceux qui sont dans la tourmente, je les écouterai, je les soulagerai, je les rassurerai. Rien n'est jamais acquis lorsqu'on a un cancer, chaque personne a sa propre évolution dans la maladie et elle peut être tellement particulière que rien ne peut prédire à l'avance ce qui nous attend...