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Miles est un gosse de riche.
Fils privilégié d'un papa chirurgien-dentiste propriétaire de son propre cabinet et d'une mère pianiste et violoniste et dont la grand-mère est professeur d'orgue, il étudie donc tout naturellement, avec son frère et sa soeur, la musique très tôt.
Un ami de son père lui offre pour ses dix ans une trompette.
La graine de géant est semée.
Rare bourgeois noir parmi les blancs, Miles Davis affronte le racisme très tôt dans sa vie. Il est souvent le seul noir de ses classes à l'école. Il canalise ses peines dans la trompette.
Le père de Miles est un grand mélomane. Il est aussi extrèmement dévoué à l'égard de son fils. Prétendre que Miles est pourri par papa n'est pas si loin de la réalité. Ça fera de Miles une diva dans le futur. Son père le met en contact avec un autre de ses amis qui lui fait découvrir la trompette jazz. Miles s'initie au jeu de trompettistes comme Bobby Hackett et Harold Baker, caractérisé par la sobriété, la douceur et le lyrisme. il joue dans l'orchestre de son école, dont il est le plus jeune élément et prend des cours avec le chef de l'orchestre symphonique de Saint-Louis.
À 15 ans il rencontre Clark Terry et commence à jouer en public, acquérant une petite réputation régionale, tout en continuant à fréquenter l'école secondaire.
À 16 ans il joint les Blue Devils un groupe jouant Duke Ellington, Lionel Hampton ou Benny Goodman. Il a alors l'ocassion de trainer dans les jam-sessions de fin de soirée avec Roy Eldridge, Kenny Dorham, Benny Carter et surtout Lester Young, idole des saxophonistes et l'un des modèles de Miles.
En 1944, à 18 ans, après être revenu déçu de son bref engagement au sein d'un groupe de la Nouvelle-Orléans, les Six Brown Cats d'Adam Lambert, pour lesquels il a quitté les Blue Devils (les autres orchestres de la région ne pouvant pas s'offrir les 80$ par semaine qu'il exigeait), Miles Davis hésite entre rejoindre la Faculté de chirurgie dentaire, ou suivre Clark Terry dans l'orchestre de l'U.S. Navy.
Dans le groupe du Big Band de Billy Eckstine se trouve entre autre Dizzy Gillespie à la trompette et Charlie Parker au saxophone. Un soir fortuit, Gillespie qui connait la jeune réputation de Davis, va le chercher dans la foule afin qu'il remplace à pied levé un trompettiste malade.
Émerveillé par cette rencontre musicale, Miles prend une décision essentielle : il rejoindra le groupe à New York.
Grâce à l'aide financière de son père qui l’a toujours énormément encouragé et soutenu, à la fois moralement et matériellement, il s'inscrit à la célèbre école de musique Juilliard de New York (la même où a enseigné Maria Callas), mais il s'ennuie assez rapidement. Il se voit ailleurs. Sur le terrain.
Il rencontre les trompettistes Freddie (freeloader:) Webster et Fats Navarro, qui deviennent ses amis et complices musicaux. Retrouvant Gillespie et Parker (ce dernier, fauché comme toujours, s'installera quelques temps chez Miles) il s'initie aux subtilités du Bebop, style musical particulièrement complexe et ardu. Parker le présente à Thelonious Monk.
Miles devient un habitué des jam-sessions de la nuit new-yorkaise. Il accompagne notamment la grande chanteuse Billie Holiday au sein de l'orchestre du saxophoniste Coleman Hawkins. Il apprend plus en une nuit avec les légendes qu'en deux ans d'études à l'école.
En 1945, il intègre enfin le quintet de Charlie Parker, en tant que remplaçant de Dizzy Gillespie, qui a quitté le groupe. Quand Gillespie choisit de réintégrer le quintet, Miles est si solidement implanté que Gillespie se glisse plutôt au piano.
Miles enregistre avec un Charlie Parker au sommet de son succès, les classiques Moose The Mooche, Yardbird Suite, Ornithology et A Night In Tunisia. La sonorité douce et le calme de son jeu, s'opposant à la véhémence de Charlie Parker, s'éloignent également beaucoup du style Gillespie, qu'il a d'abord tenté d'imiter avant de renoncer. Cette différence lui attire quelques critiques négatives, mais Davis impose rapidement son style propre. Le magazine Esquire le proclame « Nouvelle Star de la Trompette Jazz » en 1946.
En côtoyant Parker il côtoie forcément l'univers de l'héroïne si cher au saxophoniste. Si Davis résiste un temnps à la toxicomanie, il supporte de plus en plus mal le comportement erratique qu'elle induit chez ses collègues.
Lorsque sans travail, sa resistance a des failles et il plonge dans la cocaïne et l'héroïne.
En 1948, Davis est un homme frustré, impatient de créer une musique qui lui soit propre.
À l'été 1948, Miles Davis, en collaboration avec l'arrangeur Gil Evans, forme un nonet (9 musiciens)pour explorer les voix du Bebop. Chaque section devra, dans l'esprit de ses créateurs, imiter l'un des registres de la voix humaine: la section rythmique comprend contrebasse, batterie et piano, tenu par l'ancien batteur de Charlie Parker, Max Roach. Au niveau des cuivres, on trouve en plus de la trompette de Davis et du saxophone de Gerry Mulligan un trombone, un cor d'harmonie, un saxophone baryton et un tuba.
Le nonet se produit pour la première fois en public, assurant la première partie du spectacle de Count Basie avant d'entrer en studio et enregistrer à New York une série de trois séances qui vont changer la face du Jazz: l'album Birth of the Cool.
Le Cool Jazz est né, mais ce n'est pas une révolution immédiate : le nonet est rapidement dissout, et cette nouvelle musique mettra plusieurs années à s'imposer parmi les musiciens et le public Jazz.
En 1949 Davis participe au Festival International de Jazz à Paris. Il rencontre l'élite intellectuelle et artistique parisienne de l'époque : Jean-Paul Sartre, Boris Vian, Pablo Picasso et surtout Juliette Gréco avec laquelle il aura une idylle. Il est surtout impressionné par le non-racisme (de l'époque). Un noir et une blanche peuvent s'aimer en France alors qu'aux États-Unis les unions « mixtes » entre Noirs et Blancs sont encore tout simplement illégales dans de nombreux États.
De retour aux États-Unis, la séparation d'avec Juliette Gréco et le milieu artistique parisien lui pèsent, et il réagit en replongeant dans l'héroïne. La drogue a des effets dévastateurs sur lui: laissant femme et enfants dans un appartement du Queens, il s'installe dans un hôtel de la 48e rue à New York, et va jusqu'à financer ses injections quotidiennes d'héroïne grâce à des prostituées.
Les années suivantes, Davis continue à enregistrer avec Charlie Parker, les chanteuses Sarah Vaughan et Billie Holiday, Jackie McLean, Philly Joe Jones ou Sonny Rollins. Il fait également la connaissance d'un jeune saxophoniste, John Coltrane, avec qui il joue brièvement à Manhattan. Mais, malgré l'intervention énergique de son père, qui le ramène chez lui à East St Louis et va même jusqu'à le faire arrêter par la police, il ne parvient pas à décrocher de la drogue. C'est avec la rencontre en 1953 de la danseuse Frances Taylor(qui va devenir sa seconde épouse) qu'il réussira à se désintoxiquer.
1954 est une année de reconstruction pour Davis à la ferme de son père mais qui sera aussi l'année qui aura transformé un bon trompettiste en un jazzman de génie, passé maître dans l'art du solo, aux répertoires élargis et ayant son champ des sonorités désormais défini : un son résonnant de la trompette ouverte et un timbre assourdi, introspectif de la sourdine.
Au Newport Jazz Festival de 1955, l'interprétation de Miles Davis de 'Round Midnight, un thème de Thelonious Monk, est saluée par une standing ovation doublée d'un immense succès critique : la carrière du trompettiste, sérieusement mise en péril par ses problèmes de drogue, est définitivement relancée.
Miles Davis fonde le groupe considéré depuis comme son « premier grand quintet », avec John Coltrane au saxophone ténor, Red Garland au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Philly Joe Jones à la batterie. Commence la période la plus prolifique de Davis. Ils enregistrent 5 albums en deux ans The New Miles Davis Quintet, Cookin', Relaxin', Steamin' et Workin'. En 1957 le groupe sort l'album 'Round About Midnight.
Miles est riche.
Il est désormais toujours vêtu de linge signé, le nez chaussé de lunettes fumées le jour comme la nuit et conduisant des voitures de sport italiennes.
Refusant la vie très difficile des musiciens de Jazz, il obtient pour son groupe et lui-même une augmentation significative des cachets, ainsi qu'une norme de trois sets par soirs au lieu des quatre qui sont la norme depuis toujours.
En 1957 Louis Malle veut qu'il signe la trame sonore de son film. Le groupe, qui comprend Kenny Clarke et les musiciens français Barney Wilen (saxophone tenor), René Urtreger (piano) et Pierre Michelot (contrebasse) improvise la musique devant un écran projetant des scènes d'Ascenceur Pour L'Échafaud en boucle, à partir d'indications très limitées de Miles. Ces morceaux très visuels, ne comptant que très peu d'accords, resteront un jalon essentiel dans la carrière de Davis, le symbole de son nouveau style.
En 1958, Miles Davis enregistre Milestones, son quintet devient alors sextet avec l'apparition de Cannonball Adderley au saxophone alto. Davis lui renvoi l'ascenceur en jouant sur le mythique Somethin' Else d'Adderley.
Parallèlement, il poursuit sa collaboration avec Gil Evans et crée des albums orchestraux qui connaîtront un important succès critique et commercial : Miles Ahead en 1957, Porgy and Bess en 1958 et Sketches of Spain en 1959.
Puis...le diamant brut: Kind of Blue.
Album considéré comme l'un des 3 meilleurs de tous les temps dans le monde du jazz.
Les années 60 introduisent le free jazz, un genre dont Davis n'est pas l'initiateur. Ayant peut-être peur de passer pour "dépassé par son temps" Davis commence à s'entourer de jeunes musiciens. Herbie Hancock au piano, Ron Carter à la contrebasse et le très jeune, à peine 18 ans à l'époque, Tony Williams à la batterie.
C'est en 1964 que le saxophoniste, compositeur et arrangeur Wayne Shorter, qui avait déjà officié au sein des Jazz Messengers de Art Blakey, rejoint le groupe.
Après des années de tournée et d'albums en spectacle, il enregistre son premier disque studio ESP en 1965 avec son nouveau quintet.
En 1966, le groupe enregistre, ce que beaucoup considèrent comme son chef-d'œuvre, l'album Miles Smiles. Suivent en 1967, les albums Sorcerer et Nefertiti et en 1968, Miles In The Sky et Filles de Kilimanjaro.
Alors que le rock et le funk se développent, Miles Davis va initier l'essor d'un jazz de style nouveau, fusionnant le son électrique de la fin des années 1960 avec le jazz.
Pour les remarquables albums In a Silent Way (1969) et Bitches Brew (1970), Miles s'entoure de jeunes musiciens qui seront bientôt les chefs de file du jazz fusion tels le guitariste britannique John McLaughlin et le claviériste d'origine autrichienne Joe Zawinul.
La musique de Miles est de plus en plus marquée par le funk. Pour Miles Davis, le funk, porté par James Brown et Sly & The Family Stone, est la nouvelle musique du peuple noir au contraire du Blues qu'il déclare « vendu aux Blancs ». Davis devient de plus en plus politique. Il trempe beaucoup dans la valorisation du peuple noir. Plus jeune, à la baronne et mécène « Nica » de Koenigswarter qui lui demande trois vœux, Miles Davis n'en formule qu'un, glaçant, et qui disait tout de la condition des noirs : « Être blanc ».
En 1970 sort le merveilleux A Tribute to Jack Johnson.
Gary Bartz aux saxophones soprano et alto, Chick Corea et Keith Jarrett aux claviers, Dave Holland à la basse, Jack DeJohnette à la batterie et Airto Moreira aux percussions, Davis attire ce qu'il y a de mieux dans la business.
L'arrivée de Micheal Henderson comme bassiste, un musicien funk de Stevie Wonder sans expérience jazz change à nouveau le son du groupe. On The Corner sorti en 1972 tente de faire groover ensemble Sly & the Family Stone et Stockhausen. Trop expérimental, rejetés par la plupart des critiques de jazz, Davis et son band ne parviennent pas non plus à séduire la jeunesse noire.
En 1974 paraissent les doubles albums studios Big Fun et Get Up With It regroupant différentes sessions du début des années 70.
Le 1er février 1975, Miles Davis donne deux concerts à Tôkyô au Japon qui paraîtront sous la forme de deux doubles albums : Agharta (concert de l'après-midi) et Pangaea (concert de la soirée). Ces disques sont la parfaite conclusion de cette période créatrice très riche.
En 1975, Miles Davis quitte la scène pour des motifs de santé.
Son retour en 1981 et ses explorations de "passeur" qui lanceront les carrières de Marcus Miller, John Scofield, Mike Stern ou Mino Cinelu sont intéressantes surtout pour les musiciens eux-mêmes. À la fin des années 80 il collabore avec Prince mais à ce jour, aucun enregistrement studio n'a émergé de ces sessions dont les bandes maitresses sont gardées dans un coffre-fort.
Dans son dernier album, posthume, Doo-bop, sorti en 1992, il collabore avec des musiciens de hip-hop qui apportent la section rythmique et des chanteurs de rap.
Il meurt en 1991 à l'âge de 65 ans.
Miles nous aura rendu riche des oreilles.
Il aura été à la fine pointe de beaucoup d'évolutions dans le jazz et s'est particulièrement distingué par sa capacité à découvrir et à s'entourer de nouveaux talents. Son jeu se sera caractérisé par une grande sensibilité musicale et par une fragilité qu'il arrivera à donner au son.
Il a marqué l'histoire du jazz et de la musique du XXe siècle.
Une exposition sur l'homme et son oeuvre est en cours aux Musée des Beaux-Arts à partir d'aujourd'hui.
Guess where I'll be?
;)