Que veulent dire les commentateurs - journalistes ou fonctionnaires des finances - qui, de gauche ou de droite, dénoncent depuis quelque temps ce qu’ils appellent la stratégie « non coopérative » de l’Allemagne ?
Dans leur esprit, cela signifie que l’Allemagne mène une politique ultra-concurrentielle intenable pour ses voisins : du côté de l’offre, elle comprime ses coûts pour que ses produits s’exportent plus facilement ; du côté de la demande, elle se refuse à pratiquer un déficit budgétaire suffisant pour relancer l’économie. Or les économistes estiment que, dans une période telle que la nôtre, où le chômage augmente et où les prix ont tendance à baisser, l’Etat doit dépenser pour faire repartir la croissance ; et dans un monde ouvert, il ne peut mener de relance en France qu’en coordination avec ses principaux partenaires commerciaux, donc avec l’Allemagne : autrement, l’argent que « déverserait » l’Etat français ne servirait qu’à alimenter les exportations allemandes ou chinoises, sans avoir d’impact significatif sur la création d’emplois en France.
Vous avez un peu de mal à comprendre ? Moi aussi : derrière ses explications alambiquées, ce raisonnement est triplement inacceptable.
D’abord d’un point de vue moral. L’Allemagne a rétabli sa compétitivité et ses finances publiques au prix de réels sacrifices. Ceux qui n’ont pas accompli les mêmes efforts ne peuvent évidemment pas le lui reprocher : c’est comme si Nif-Nif et Nouf-Nouf, les deux petits cochons imprévoyants, reprochaient à Naf-Naf de n’être pas coopératif sous prétexte qu’il construit sa maison au lieu de venir jouer avec eux ! Aujourd’hui, la tourmente financière a déjà balayé la maison de paille du petit cochon grec. Le petit cochon français serait plus avisé de renforcer sa cabane plutôt que de critiquer la maison de briques de son voisin.
Inacceptable moralement, le raisonnement est surtout inexact sur le plan des faits. La France n’a pas « décidé » de pratiquer une politique de relance : ses finances étaient déjà en déficit avant la crise et elle prend prétexte des difficultés actuelles pour s’émanciper de toute discipline. Le déficit public s’élèvera encore chez nous à 8% du revenu national en 2010 (ce qui, ne l’oublions pas, représente plus de 40% des recettes de l’Etat). Lorsque la France se glorifie de relancer l’économie, elle est donc aussi crédible qu’une « accro » du shopping qui se féliciterait de faire travailler le petit commerce : c’est d’ailleurs ce que la Commission de Bruxelles nous a dit, en termes à peine diplomatiques. De son côté, il n’est pas vrai que l’Allemagne ignore la crise actuelle : alors que son budget était à l’équilibre en 2008, le déficit devrait dépasser 6% du revenu national en 2010, ce qui est sans précédent. L’Allemagne dépense, et dépense plus que jamais.
Enfin, d’un point de vue financier, l’on ne peut pas souhaiter sérieusement que tous les pays pratiquent la même politique que la France au sein de la zone euro, car il y aurait alors un vrai risque de déstabilisation de la monnaie unique. Dans un premier temps, cela ferait baisser l’euro et rendrait nos exportations plus compétitives. Mais très vite, la France souffrirait à la fois du renchérissement de ses importations et de la hausse des taux d’intérêt qui alourdirait fortement sa dette ! Ne nous plaignons donc pas si certains de nos voisins respectent mieux que nous le règlement de copropriété de l’euro.
Au bout du compte, lorsqu’on cherche les raisons des déclarations de Mme Lagarde, on peut trouver différentes motivations dont aucune n’est réellement économique.
D’abord, il est facile d’accuser les étrangers. L’effet est toujours garanti en politique.
Il est également plus porteur de revendiquer une politique de relance que d’avouer qu’on laisse filer les déficits dans des proportions historiques…
N’oublions pas, d’ailleurs, que la France rendait quasiment le même jour à Bruxelles sa copie sur l’évolution des finances publiques – une copie moins brillante que celle de l’Allemagne, c’est le moins que l’on puisse dire : il fallait donc justifier par avance la comparaison défavorable que l’Europe ne manquerait pas de faire entre les deux.
Enfin, sur un plan personnel, notre ministre de l’économie a fait sa sortie anti-allemande la veille d’un remaniement ministériel. Des rumeurs persistantes lui promettaient le ministère des Affaires étrangères. En donnant un grand coup de pied dans la relation franco-allemande, elle cherchait peut-être simplement à se protéger contre cette « promotion ». Le « faux-pas » diplomatique serait alors un vrai pas de côté. La politique est une danse savante.
Mais ne cédons pas pour autant aux sirènes de la démagogie ! Bien sûr, tout le monde expliquera que le plan est « politiquement très malin » : d’abord, on travestit nos déficits en politique de relance ; ensuite, on déplore avec des larmes de crocodile que cette relance se soit brisée sur le mur de l’égoïsme allemand. Dans tous les cas, on est protégé, ce sont les autres qui sont fautifs.
Mais la vraie politique ne consiste pas à se préparer des alibis, elle consiste à se donner les moyens d’agir. En s’abritant derrière un discours voué à l’échec, le Gouvernement s’achète un peu de répit, mais il se prive de vrais moyens d’action : il rend encore plus difficile la mise en œuvre du redressement, puisque nous n’aurons rien fait pour le préparer ni pour l’expliquer. Il faudra bien que nous commencions un jour à construire notre maison en pierre, et cela ne pourra se faire que sur un discours de vérité.
V. Naon