Le rédacteur en chef de deux journaux publiés en Azerbaïdjan, Eynulla Fatullayev, a réalisé un reportage sur le rôle des troupes azéris dans un massacre de civils dans le village de Khojaly durant le conflit du Haut-Karabagh - qui a opposé l'Azerbaïdjan et l'Arménie et dont le règlement définitif n'est pas encore totalement acquis à ce jour malgré un cessez le feu depuis 1994. Il aurait également tenu - ce qu'il conteste - divers propos sur des forums internet prolongeant les accusations portées contre l'armée d'Azerbaïdjan. Par ailleurs, ce journaliste a publié un article qui critiquait la politique étrangère du gouvernement de l'Azerbaïdjan et de son président, Ilham Aliyev, au sujet des relations avec l'Iran et listait les sites stratégiques qui pourraient être visés en cas d'attaque par ce dernier État. Au titre des propos relatifs au Haut-Karabagh, il fut poursuivi pour diffamation et, au titre de ceux relatifs à la politique étrangère, notamment pour menace de terrorisme, puis fut condamné à un total de huit ans et six mois de prison.
Saisie de cette affaire récemment évoquée lors de la Conférence de presse annuelle du Président Costa (v. la retransmission vidéo : 39' - Lettre Droits-Libertés du 29 janvier 2010 et CPDH 6 février 2010, la Cour européenne des droits de l'homme identifie plusieurs séries de violation de la Convention, en particulier en son article 10 (liberté d'expression).
Sur ce terrain, la Cour examine successivement les deux séries de propos litigieux.
Premièrement, la question du Haut-Karabagh mène les juges européens sur le terrain délicat de l'histoire, d'où leur souhait de souligner, à titre préliminaire, que leur jugement "ne doit pas être compris comme contenant une appréciation factuelle ou légale des évènements de Khojaly ou un arbitrage des revendications historiques relatives à cet évènement" (§ 76). Cette précaution est d'autant plus importante qu'est soulignée " la nature éminemment sensible des questions discutées" au sujet d'un évènement qui est " l'un des plus tragiques moment dans l'histoire de la nation" azérie (§ 86). Néanmoins, selon la Cour, ceci ne doit pas autoriser un État à sanctionner tout débat à ce sujet. En effet, est d'abord rejeté le rapprochement fait par le gouvernement défendeur avec les hypothèses de négationnisme et de révisionnisme qui entrent dans le champ de l'article 17 (abus de droit). Car il s'agissait ici d'" un débat en cours" et le requérant n'a pas " nié le fait que des meurtres massifs de civils [...] ont eu lieu" ou " cherché à exonérer ceux qui sont communément reconnus comme les coupables de ce massacre, à atténuer leur responsabilité respective ou à approuver leurs actions" (§ 81). Une fois cette distinction réalisée, la Cour peut donc affirmer que "chercher la vérité historique [...] est une partie intégrante de la liberté d'expression" (§ 87 - " that it is an integral part of freedom of expression to seek historical truth "). De ce principe, et toujours en réfutant une quelconque prétention à trancher le débat historique (§ 87), la Cour estime que tant l'intensité du débat entre historiens concernant " une question d'intérêt général dans la société moderne azerbaidjanaise" (§ 87 - v. aussi § 59-62), que le rôle important de la presse en général (§ 88) et le travail du requérant en particulier (qui a rédigé le reportage " dans un style descriptif et [... dans le] but d'informer" - § 88-91) contribuent à placer les écrits litigieux sous la protection de l'article 10. Si la Cour émet plus de réserve sur la rigueur des propos tenus sur les forums internet (§ 94), elle réfute l'idée qu'ils aient été attentatoires à " la dignité des victimes" du massacre (§ 98) et considère, plus globalement, que les propos du requérant, certes parfois exagérés ou provocants, n'ont "pas franchi les limites de la liberté journalistique en remplissant son devoir consistant à transmettre des informations sur des questions d'intérêt général" (§ 100). Un autre élément déterminant dans le constat de violation de l'article 10 réside dans l'extrême sévérité de la peine infligée, car une telle sanction de prison conduit à ce que " les journalistes d'investigation risquent d'être dissuadés d'enquêter sur des sujets d'intérêt général" (§ 102 - v. la référence à l'effet dissuasif : " Chilling effect ").
A ce premier constat de violation de l'article 10 vient s'ajouter un second concernant l'article où le requérant a développé une analyse géopolitique très critique à l'encontre du gouvernement et du Président de l'Azerbaïdjan. Outre le rappel de l'importante étendue de la liberté d'expression pour des questions politiques et d'intérêt général (§ 116), ce qui était ici le cas (§ 117), la Cour souligne que l'intéressé " n'était pas le seul à commenter" ce thème brulant de la situation de l'Azerbaïdjan en cas de conflit américano-iranien (§ 118). L'article litigieux ne révélait par ailleurs aucun secret d'État et, "en soi, [ne pouvait contribuer] ni à accroître, ni à réduire les chances d'une hypothétique attaque iranienne" de l'Azerbaïdjan (§ 119). Plus encore, si la Cour reconnait aux États parties la liberté de définir ce qui relève des infractions de terrorisme (§ 121), elle juge fermement, en creux et sans surprise, infondées les accusations basées sur ce motif (§ 122-124) et estime que les propos litigieux, bien qu'acerbes et critiques pour les autorités gouvernementales n'ont pas dépassé les limites de la liberté d'expression (§ 126).
La gravité de la sanction d'emprisonnement est enfin un autre point abondant dans le sens d'une violation de l'article 10 (§ 128).
Cet élément ainsi d'ailleurs que plusieurs violations du droit au procès équitable (Art. 6.1 - § 140 - et 6.2 - § 163 -) ont notamment incité la Cour à utiliser la faculté - qu'elle s'est elle-même reconnue - d'indiquer à l'État condamné la mesure qu'il devra prendre pour mettre fin à la violation [article 46] (§ 173-174 - v. Cour EDH, G.C. 22 juin 2004, Broniowski c. Pologne, Req. n° 31443/96 ; Pour un exemple récent, v. Cour EDH, 4e Sect., 2 mars 2010, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, Req. n° 61498/08 - Lettre Droits-Libertés et CPDH du 3 mars 2010). En l'espèce, la juridiction strasbourgeoise énonce très clairement qu'"il n'est pas acceptable que le requérant demeure encore en prison" et que la seule mesure permettant de mettre fin aux violations est sa libération (§ 176).
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Actualités droits-libertés du 26 avril 2010 par Nicolas Hervieu
MAJ:
Le sort du rédacteur emprisonné Eynulla Fatullayev est extrêmement préoccupant. M. Fatullayev est détenu depuis trois ans, sur le fondement d'accusations douteuses, par les autorités azerbaïdjanaises. Ce journaliste, lauréat du Prix international de la liberté de la presse, faisait simplement son travail. La Cour européenne des droits de l'homme a décidé le mois dernier qu'il devait être immédiatement libéré.