Un éblouissant voyage
La troupe du Théâtre du Soleil présente sa dernière création collective librement inspirée par Jules Verne. Une fantastique épopée poétique, où théâtre, littérature et cinéma sont à la fête. Une fable politique où le rêve a du bon.
ous sommes en 1914 : la Belle Époque. L’aéroplane, l’électricité existent depuis peu. Comme le tout nouveau cinématographe, passion de Félix, tenancier de la guinguette du Fol-Espoir, qui décide de mettre son grenier à disposition de Jean, réalisateur renvoyé des studios Pathé pour ses opinions socialistes, et de sa sœur, l’infatigable Gabrielle qui tourne la manivelle. Convaincus que cet art peut servir le progrès, ils prennent ainsi part au mouvement du cinéma d’éducation populaire, tournant une adaptation de Jules Verne. Ils rassemblent autour d’eux une équipe, se démènent pour faire aboutir leur incroyable entreprise, apprivoisent la technique. Ils baptisent le bateau du film, le Fol Espoir, en hommage à leur hôte, bien sûr, mais aussi un peu pour conjurer le sort, car, avant que l’Europe ne bascule dans la tragédie, c’est une bien belle promesse d’aventures et de liberté.
Enfance de l’art
Tout en balayant le roman, Hélène Cixous a écrit à partir de scènes improvisées. Par le biais du tournage, ces doux-dingues racontent l’aventure de migrants partis pour l’Australie, qui échouent finalement au Cap Horn, suite au naufrage de leur bateau. En arrière-plan, l’Europe subit les soubresauts de l’Histoire. Dans cette habile histoire en abyme, espoirs et échecs des personnages se font écho. Malgré les quatre heures de représentation, on se laisse embarquer, même si le spectacle gagnerait à être plus court. On retrouve l’immense talent d’Ariane Mnouchkine, qui n’a rien perdu de son âme d’enfant. Quel livre d’images animées ! On voit la mer déchaînée. Les scènes de tempêtes de neige coupent le souffle. Une fraîcheur, une fantaisie enfantine, avivent le spectacle, de même que le burlesque directement inspiré du cinéma muet. Jean-Jacques Lemêtre, le musicien complice, s’en donne évidemment à cœur joie, soutenant l’action depuis « son antre », avec son impressionnante collection d’instruments.
On rit de la naïveté de certaines séquences, des gags du tournage, de cette machinerie artisanale et désuète. On s’émerveille aussi. Car, dans ce studio improvisé, la magie fonctionne bien. Celle d’un Méliès ou d’un Griffith. Celle du Soleil surtout ! Aux premières loges, tous « les trucs » du cinéma balbutiant : filins, poulies, toiles peintes, mouette factice, machine à vapeur… La papesse du théâtre, fille du producteur Alexandre Mnouchkine, rend ici un fort bel hommage au septième art. Et sans technologie, car le théâtre est avant tout du spectacle vivant. Mais on ne peut s’empêcher de voir en Jean et Gabrielle des doubles de la metteuse en scène, avec ses obsessions, son tempérament exalté : être pédagogique sans être didactique ; de l’émotion, mais surtout pas de sentimentalité ; du sens et du rythme, que diable !
Œuvre testamentaire
En fait, c’est à une double utopie, théâtrale et politique, que le Soleil nous convie. Réaliser de telles créations collectives relève de l’exploit : un an de préparation, une troupe hors normes rassemblant tous les continents. Sur le grand plateau, la trentaine de comédiens court en tout sens pour les nombreuses manipulations à vue, les changements de décor. C’est fastidieux, mais quelle virtuosité ! Leur ballet est impressionnant. Chaque individu, concentré sur des tâches précises, devient, en l’espace d’un instant, un élément de la masse, formant alors un corps soudé, comme peuvent l’être les équipes de tournage, un noyau solide prêt à affronter n’importe quel défi. Porté par cet élan collectif, le Soleil qui vient de fêter ses quarante-cinq ans, a d’ailleurs aussi, à l’occasion, rebaptisé la Cartoucherie Le Fol Espoir. Quel voyage dans le temps !
Communauté : ces naufragés du film qui ont bravé la tempête, ils en forment aussi une, pour expérimenter un projet utopiste sur cette terre vierge, un désert de glace au bout du monde où tout est à inventer. Ils expriment les idéaux du Théâtre du Soleil : faire reculer la misère, être plus solidaire, faire œuvre de pacifisme, tirer profit des autres richesses que celles du capitalisme, dont le naufrage, résonne ici avec force.
Voilà déjà un siècle que Jules Verne témoignait de formidables inventions techniques. Rien ne devait alors arrêter le progrès. Pourtant, c’est aussi à cette période que naissent des idéologies qui vont laisser des traces. Des pages entières d’histoire sont revisitées : la naissance de l’Europe, la lutte des classes, le droit de vote des femmes… Ces migrants tentent tant bien que mal de poser les bases d’une société plus juste : « Liberté, égalité… humanité ». Mais tout se gâte très vite à cause des missionnaires, des requins capitalistes, des colonisateurs cupides et de traîtres en tout genre. C’est l’assassinat de Jaurès qui sonne le glas du Fol Espoir. On s’attend alors à une triste fin, surtout que les techniciens commencent à être mobilisés. Mais le tournage peut malgré tout s’achever.
Ariane Mnouchkine, qui se plaît tant à sans cesse réinventer l’enfance de l’art, à faire porter le désir de transformer la société jusque dans le corps de ses acteurs, insuffle toujours de l’espoir. La troupe porte bien son nom ! De façon lumineuse, elle ne désarme jamais, car c’est par le mouvement de la vie, l’envol des idées et la puissance des images que la flamme peut rester vivante. En Terre de Feu comme ailleurs. Alors vive ce théâtre d’art, engagé et généreux. Du théâtre qui parle du cinéma, c’est rare. Presque un film complet ! C’est du théâtre populaire de qualité. Une grande bouffée d’humanité et d’espoir.
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Les Naufragés du Fol Espoir, du Théâtre du Soleil
www.theatre-du-soleil.fr
Une création collective mi-écrite par Hélène Cixous librement inspirée des Naufragés de Jonathan de Jules Verne sur une proposition d’Ariane Mnouchkine
Théâtre du Soleil • la Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre • 75012 Vincennes
Métro : Château-de-Vincennes, sortie nº 6 en tête de train vers la station d’autobus où une navette commence ses voyages 1 h 15 avant le début du spectacle et les termine 10 minutes avant
Autobus nº 112, arrêt Cartoucherie
Réservations : 01 43 74 24 08 (individuels) • 01 43 74 88 50 (collectivités)
Depuis le 3 février 2010, mercredi, jeudi et vendredi à 19 h 30, samedi à 14 h 30 et à 20 heures, dimanche à 13 heures, relâche le lundi et mardi
Durée : 3 h 50
25 € | 20 € | 14 €
voir également : http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/02/15/les-naufrages-quel-voyage_1306112_3246.html