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Encore des bâtons à rompre

Publié le 29 avril 2010 par Tudry

"Le futur est mort, parce que tout futurisme doit être une sorte de fatalisme."

Le " savoir-rire " du monde comme il ne va pas

Les éditions L'Age d'Homme ont inauguré il y à peu une nouvelle collection placé sous le vocable réjouissant de Revizor. Clin d'oeil à la pièce de Gogol, mais également (dixit Marko Despot l'un des maîtres d'oeuvres de la dites collection) au surnom donné au fondateur de L'Age d'Homme, Vladimir Dimitrievicth quant à son rôle de revizor des lettres françaises !

Le choix de publier dans une collection répondant à ce nom, un ouvrage de Gilbert-Keith Chesterton est plus que bienvenue, d'autant, qu'en effet, cette collection d'articles constitue authentiquement un compendium de révision des moeurs modernistes. On connait la plume volontiers ironique de Chesterton, d'une ironie toujours sobrement détachée, plutôt douce-amère que rageuse, volontiers emphatique, toujours logique, usant d'un " bon sens " désarmant mais que quelques uns pourraient aisément " moquer ". Or, précisément, c'est cette apparente nonchalance, cette critique à l'esprit certes réactionnaire mais suffisamment " bon enfant ", qui au fil des pages, au fil des idées s'avère l'arme la plus tranchante, le fer le mieux trempé pour dévoiler que ce monde, décidément, se porte d'autant mieux qu'il va comme il ne va pas (1) !

Ce recueil, constitué de quarante deux articles paru une année durant dans le journal Illustrated London News, à partir de 1927, est intitulé A Bâtons rompus. On n'ose pourtant imaginer ces perles de dérisions implacables se loger dans ce que, de nos jours, nous osons encore nommer conversations. A moins qu'il ne faille entendre un autre sens à ce titre. Celui des bâtons rompus par l'auteur sur les " têtes molles " des idées toutes faites, de ces idées dont l'industrialisation et sa parèdre démocratie ont su, si bien, faire des objets de consommation courante, sujettes, elles aussi, au diktat de la mode et du rendement. L'apparente légèreté de ton pourrait bien, nous le disions, faire passer ces textes pour de gentilles, et assez inoffensives, déclarations d'un vieil amoureux du vieux style; pour d'assez charmantes analyses nostalgiques écrites il y déjà bien longtemps par un honnête écrivain britannique, honnêtement conservateur, honnêtement craintif devant l'inévitable (et bienfaisant) progrès de la modernité. Tout ceci, pourrait bien n'apparaître que comme une aimable et ultime charge héroïque, inoffensive bombinette réactionnaire, d'autant plus charmante qu'elle se sait désuète et par avance désamorcée.

Et, précisément, voilà, l'impeccable ruse, le fin stratagème. Travaillé par petite touche, bâti par une succession de démonstrations d'autant plus implacablement logiques qu'elles paraissent superficiellement marquées au coin d'un humour légèrement absurde, le verbe de Chesterton fait l'effet d'un doigt accusateur; mais d'un doigt fin, gracieux, élégant, d'autant plus féroce et efficace à gratter le vernis d'une " bienfaisante bien-pensance " qui fut, de tous temps, hype et fashionable; d'autant plus efficace donc, qu'il semble plus léger.

Nous retrouvons alors avec Chesterton la justesse de l'humour. On sait les monarchistes plus adeptes de justesse sociale que de l'hypnotique " justice sociale ", et bien Chesterton trouve et prouve l'efficace de ce point de vue en renouant par delà les siècles, et la mare nostrum, la dérision élégante d'un Molière, attaquant moins le pécheur que le péché. Tendance que nos pitres ultra-modernes, les vrais forgerons de l'actuelle " opinion publique " ont, non seulement oubliés, mais entièrement invertis pour n'en retenir, au sortir de leurs athanors de vulgarité, que la méchanceté grotesque.

Au coeur de ce livre, nous trouvons un exemple frappant de cette stratégie. Le texte intitulé " A propos des mots maltraités " prend appui sur l'une de ces méchantes habitudes, " signe des temps " du modernisme triomphant. Celle-là consiste en la " perte de valeur des mots " (A Bâtons rompus, p. 150). Rien de plus aisé, aujourd'hui, pour nos modernes post-modernes progressistes que de railler et d'étriller tous ceux qui se lamentent sur cette perte, qui osent encore parler de " valeur ", mais leur " humour " ne servira, une fois de plus, qu'à masquer le vide des " valeurs-qui-n'en-ceux-pas " qu'ils veulent à tout crin défendre. Au contraire, l'art, consommé, de la défense de Chesterton, bien loin de s'arc-bouter, de se figer dans son " honneur " et ses " universelles " certitudes, joue comme un habile art-martial, usant de la force brute mais sans fondement de son adversaire pour le précipiter dans son propre vide. De là, cet article (admirable condensé de la technique utilisée dans ce recueil), amené comme une aimable et inoffensive défense, un peu potache, de la " valeur inhérente " des mots, se transforme, pour qui à encore " des oreilles pour entendre ", en une leçon de théorie littéraire bien sentie et foutrement théo-logique (au sens le plus fort du terme) !

" En matière de langage, qui est l'objet principal de la littérature, il est clair que les mots se dégradent perpétuellement. Ils cessent de dire ce qu'ils signifient ou de signifier ce qu'ils disent; ils commencent toujours par signifier quelque chose qui non seulement est tout à fait différent, mais encore beaucoup moins défini et moins fort. Et dans cette chute des symboles choisis par l'homme, pourrait bien se trouver un symbole de sa propre chute. " (A Bâtons rompus, p. 152)

Déduire de cela, comme on le fait généralement, un peu hativement, pour les " réactionnaires " de tout poil, que Chesterton était un pessimiste fatigué, ce serait faire peu de cas de la profondeur inouïe de cet écrivain.

" [...] je crois depuis longtemps que la seule foi réellement heureuse et pleine d'espoir est une foi dans la Chute de l'homme. " (p. 154)

Rien donc de fatigué ou de décati chez cet écrivain plein d'entrain, qui critique la moderne " quête du plaisir " non pour harasser le plaisir en tant que tel mais, bien plutôt, la confusion des snobismes progressistes qui, dans leur goût " supérieur " du melting-pot font de toute chose un peu digne une bouillie " sans nom " !

A Bâtons rompus, s'avère un véritable manuel (et le format s'y prête formidablement) de mise en lumière de toutes des semis-lumières du modernisme qui ne sont que de demi-pénombres dissolvantes, demi-pénombres mais vraies ombres mises en déroute par le verbe souple mais ferme, souriant mais sans concession de Chesterton :

" ...une bonne part de ce qui est appelé lumières semble grandement consister à éteindre cette illumination intérieure, ou, en d'autre terme, à pécher contre la lumière. " (p.117)

(1) Cf. Le Monde comme il ne va pas, Gilbert Keith Chesterton, L'Age d'Homme.


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