Hasard du calendrier, les élections législatives russes, qui devraient consacrer le triomphe de Vladimir Poutine, se déroulent un 2 décembre, date quadruplement importante de l'histoire de France. La coïncidence amusante entre les dates n'a pas échappé aux éditorialistes français, qui parlent par exemple du "2 décembre de Vladimir Poutine" dans Le Monde. Vladimir Poutine, que les détracteurs comme les partisans, en Russie et ailleurs, comparent aux Romanov -mais Staline lui-même, en son temps, fut qualifié de "tsar rouge"- s'inscrit à l'évidence dans la filiation idéologique d'un courant politique que l'on peut dénommer "césarisme", et dont le bonapartisme, que j'ai tenté de définir à plusieurs reprises ces derniers temps, est la branche française. Je ne vous fais pas l'injure, d'ailleurs, de vous rappeler que "tsar" est la traduction russe de "César".
Deux décembre, cette date qui, comme le huit mai, le dix-huit juin, le quatorze juillet, le quatre août ou encore le onze novembre, a le privilège d'être entrée dans le vocabulaire courant français. Le deux décembre, synonyme pour nombre d'historiens et politologues de despotisme, de coup d'État, de militarisme... pourtant, si l'énonciation de cette date, en partie à cause du climat propre au mois de décembre, a souvent pour vocation de refroidir, combien de Français savent que le 2 décembre, en France, correspond à quatre événements capitaux de 1804, 1805, 1851 et 1852 ?
Il y a deux ans, pour le bicentenaire d'Austerlitz, plus grande victoire militaire de l'histoire de France, le malaise était grand : aucune réelle commémoration officielle ne fut célébrée, alors que, le 21 octobre 2005, furent fêtés en grande pompe les 200 ans de la victoire de l'amiral Nelson contre la flotte franco-espagnole au large de Trafalgar (Espagne). Un peu comme si, le 8 août 1988, la marine espagnole avait honoré comme il se devait le quadricentenaire de la défaite de l'"Invincible Armada" avec son homologue britannique. La Marine française se joignit à la Royal Navy pour parader, dans les eaux de la Manche, qui apparaît aujourd'hui, tunnel aidant, comme une simple rivière, mais qui protégea la Grande-Bretagne du Blocus continental. Trafalgar consacrait la suprématie navale britannique et condamnait du même coup l'entreprise d'invasion de l'Angleterre par Napoléon, qui avait lancé la préparation de cette invasion à Boulogne-sur-Mer, le... 2 décembre 1803. C'est d'ailleurs l'impossibilité de traverser le Channel pour prendre possession de l'Angleterre qui poussa l'empereur à attaquer les Autrichiens, les Russes et les Prussiens pour les forcer à s'allier à lui contre les Anglais. Mais revenons en 1803.
Un an plus tard, c'est le 2 décembre 1804. Par une matinée glaciale, Notre-Dame est le théâtre du sacre de Napoléon Ier par le pape Pie VII. Encore un an plus tard, la victoire d'Austerlitz contre les Austro-Russes est donc considérée comme un signe divin : elle légitime, pour les admirateurs de Napoléon, l'instauration de l'Empire.
Sans doute, l'association de ces deux dates est-elle gênante pour la République française, et explique-t-elle la réticence à célébrer une victoire aussi consensuelle qu'Austerlitz, qui a donné son nom à une grande gare de Paris et un nombre incalculable de lieux publics en France. Victor Hugo, en exil à Guernesey, n'écrit-il pas, dans ses Châtiments, que "La France méritait Austerlitz, mais l'Empire méritait Waterloo" ? Cette gêne de Jacques Chirac, dont Maurice Agulhon disait pourtant qu'il était l'héritier du bonapartisme (La République (1880-1932), tome 2, Hachette, collection Pluriel, Paris, 2002), s'explique en fait davantage par le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, en 1851, qui préparait la restauration de l'Empire et la proclamation de l'empereur Napoléon III, un an plus tard.
Une date que le dernier souverain de France avait choisie, justement, en référence à son glorieux oncle. Le complexe d'infériorité de Napoléon III par rapport à son prédécesseur, dont Victor Hugo s'amusait ("Napoléon le petit"), l'a conduit, je le crains, à souiller durablement la double date du deux décembre (1804-1805) de son sanglant coup d'État. Une double date qui, pourtant, correspond peut-être à l'apogée de la France au cours de son histoire. Philippe de Villiers, dont l'amour de la France est pour le moins ambigü (il ne cesse de glorifier la nation, mais lui demande en même temps de reconnaître le soi-disant "génocide vendéen"), réclamait que le 2 décembre devienne fête nationale, en référence au triomphe d'Austerlitz, et non aux trois autres événements. Cela est moins impossible qu'il n'y paraît : après tout, contrairement à une idée fort répandue, le 14 juillet ne célèbre pas la prise de la Bastille en 1789, mais bien la Fête de la Fédération en 1790 (laquelle, certes, commémorait le 14 juillet 1789). Il n'en reste pas moins qu'il serait difficile de fêter le 2 décembre, victoire de la France, alors qu'il est aussi synonyme de putsch et de pouvoir personnel, très peu compatibles avec les principes républicains.
L'Allemagne réunifiée a d'ailleurs connu ce problème d'enchevêtrement des dates : elle a choisi le 3 octobre (1990, réunification des deux Allemagne) comme Fête nationale, symboliquement moins forte que le 9 novembre (1989, chute du mur de Berlin), date correspondant aussi à la "Nuit de Cristal" de sinistre mémoire, en 1938.
Cet exemple montre que le projet de Philippe de Villiers a peu de chances d'aboutir, surtout à une époque où l'idée de nation est l'objet de la plus grande suspicion.
En attendant que la France accepte de célébrer son empereur, la Russie, aujourd'hui, consacre le sien, qui a eu la sagesse, contrairement à Louis-Napoléon Bonaparte, de ne pas toucher à une fragile mais précieuse Constitution. Vladimir Poutine, quelle que soit sa décision à l'avenir, restera indirectement le maître du Kremlin dans les quatre, voire huit, années à venir. Sans être complaisant face aux dérives de son régime, il convient peut-être, pour la France, pour l'Europe, pour l'Occident, de se préparer à travailler davantage de concert avec lui et avec une Russie régénérée. En matière énergétique, militaire, économique, ce "pays tiraillé" ("torn country" comme le définissait Samuel P. Huntington dans "The Clash of Civilizations") qu'est la Russie, entre Occident et Orient, sera un allié de poids face à la montée de l'islamisme radical en Asie centrale et l'avènement de la puissance chinoise.
Roman B.