À l’époque on ne parlait que d’un truc : La Baise. On disait ça. La Baise. Quand un pote avait une meuf, on le checkait, on faisait « alors tu l’as fait? -Fait quoi? -La Baise ». C’était pas un verbe, c’était un nom propre, on ne le conjuguait pas, on n’y touchait pas, on essayait de se l’imaginer, La Baise. On squattait des lieux que les toxs n’arrivaient plus à accéder, que les dealers évitaient, un peu en hauteur pour voir les meufs passer dans la rue et on s’imaginait des scénarios dingues pour le faire, pour pratiquer La Baise. On avait 13,14 ans, la fin du collège, fallait le faire, c’est tout. Surtout qu’on allait quitter la ZEP pour le lycée du centre-ville où il y a les meufs. Allemand LV1. On envisageait carrément le viol, parce qu’ils parlaient de ces trucs partout, dans les cages d’escalier ou carrément dans le local à poubelle. On se disait qu’ils n’en avaient jamais vu : Jamais, dans un local à poubelle, je sortirai ma bite. Les tournantes sont un peu l’ancêtre du caillassage de bus, notre société baise moins. On écoutait plus la radio qu’on regardait la télé : La télé c’était un truc du salon avec les parents ou pour jouer à la console, la radio c’était un truc de la chambre, très proche de la branlette. La radio libre surtout, on y écoutait des meufs de 20, 22, 24… des « vrais » meufs on disait. Elles parlaient de fantasmes, surtout celui du viol et c’était vraiment bandant, ça nous confirmait dans nos délires, on se disait opérationnel pour organiser ça. La première entreprise qu’on a voulu créer, c’était ça. De l’événementiel dans le viol. Tu veux te faire un fantasme de ouf, tu nous appelles, tu nous files ton agenda, on te donne un créneau et on te pécho quand tu t’y attends le moins.
On écoutait en boucle « Lake Soul – Autour de toi » sur un dictaphone à cassette. Le Guitar Mix qui passait à la radio. On aimait bien la house naïve, ça contrastait avec notre esprit déraillé. C’est partie en couille un mercredi après-midi, on s’était mis d’accord sur une cible pour tester si on pouvait le faire ou pas, La Baise. C’était une meuf pas trop mal qui sortait d’un foyer avec un gosse. On lui disait bonjour, elle était gentille avec nous, elle filait de la monnaie pour des « becs » quand on était en dèche et parlait de son ex, ce « bâtard » qui la frappait régulièrement, on hochait la tête. On s’en foutait. Le CCAS l’avait placé dans un HLM super cool avec un hall ouvert vers l’extérieur où on squattait pour avoir de l’ombre. On avait des talkie-walkie et tout ce jour là. Elle avait filé son gamin à sa mère, faut pas croire que c’était loin, c’était juste le square à côté et elle en avait profité pour faire des courses et vivre son après-midi de mamans célibataires d’environ 21 ans. On l’a suivie comme des dingues, un peu de loin, comme une mission top secrète, elle captait rien et personne ne captait rien parce qu’il croyait qu’on jouait à un truc bizarre comme on en avait l’habitude. On était en demi-molle constante dans nos joggings trop large, à cavaler dans les rues pour ne pas la perdre de vue, on est monté dans des bus qui nous étaient interdits et on s’est retrouvé dans un ED qu’on ne connaissait même pas. « Sérieux, ya un ED là ? ». On avait cette femme, du Oasis Tropicale d’Intermarché (le pilki), nos fantasmes et des talkie-walkie, on se parlait peu mais on n’avait pas besoin de ça pour être excité comme des dingues. Le moment où ça a failli basculer c’est, au retour, quand elle est passée juste devant moi, dans une ruelle inexistante sauf pour les gens du quartier, elle a fait un petit signe, un coucou trop mignon, je pleurais du cœur, et j’ai dit le signal au talkie walkie « PILKI » comme quoi on pouvait la pécho. Personne n’a bougé.
C’était parfait. Elle est partie récupérer son petit et la journée s’est finie normale. On était trop fier de ce qu’on avait fait. On se disait : « putain personne n’a fait ça avant nous ! On est des putains de génie, passe moi l’oasis -S’pas de l’oasis -Connard ». On en a parlé des mois « viens on le refait, viens on le refait ».
Jusqu’à qu’on tombe sur Sophie Calle. Sophie Calle, cette greluche, avait suivi un mec jusqu’à Venise juste parce qu’elle n’avait pas de travail et que c’était une bonne bourgeoise comme on les a toujours détesté ici. Elle avait croisé ce type deux fois dans la même journée: Une fois dans la rue et une autre fois dans un vernissage de photographies surement à chier – on était en 1980 quoi. C’était un signe. Cette Sophie a transformé notre histoire en un truc mythique d’art contemporain que tout le monde a respecté direct. C’est comme ça que son nom est devenu culte. On était dégouté quand on a appris ça. On voulait perdre toute notre culture et oublier qu’il y avait des gens avant nous, on voulait faire nos Nazis et cramer les bouquins de la bibliothèque pour ne plus croiser Sophie Calle. On avait déjà la phrase de Goebbels en tête « Nous les jeunes, on nous ignore », c’était Monsieur Bonfils qui nous l’avait dite en Histoire pour se foutre de nos gueules et de notre jeunisme à chier. On voulait cramer la bibliothèques du quartier pour une seule raison: On y a découvert Sophie Calle. C’est aussi comme ça que j’ai kiffé l’art. Au collège, on croyait que c’était un truc de maitre, de mec débile et grâce à Sophie j’ai découvert qu’on pouvait se faire lick l’anus, facilement, par des gens dégoutés qui voulaient avoir la même idée.
C’est pour ça qu’on se met à fréquenter Perrotin, on y va juste pour être au courant, ne plus copier les autres sans savoir qu’on les copie : de la veille créative, les intellos disent. Longtemps j’ai cru que c’était shame de se cultiver, une fuite de la créativité : Tous ces connards m’ont volé mes idées dix ans avant que je sois né. Mais, pas grave, on encaisse, on continue d’aller à Perrotin. On fait des petits carrés qu’on imprime et de l’histoire de l’art, on se réconcilie avec Sophie parce que notre prof la connait et qu’on veut bien licker de l’ass en attendant d’avoir un métier. À Perrotin, on y croise des boules en inox polies et des meufs à l’entrée, à qui on sourit, elles sont toujours super bien coiffées mais elles te font toujours la gueule, on dirait que tu les déranges. C’est pas comme ci je venais à ta crémaillère sans être invité connasse, t’es autant chez moi que chez toi ici. Puis on vieillit et un soir on y retourne encore parce qu’il parait que Zimmermann c’est excellent qu’il faut absolument que tu le vois : « On dirait qu’c'est vivant ». Il est un peu 19h, la journée rude, on ne pouvait pas y aller avant et, au fond de l’impasse, t’as la blondasse, les cheveux super bien attachées, tu sens la laque d’ici qui lui a collé son iPhone à l’oreille, son mec est là aussi avec son slim et ses bottines, lui, les cheveux en l’air il semblerait qu’il ait piqué la laque de sa meuf discret. Ils ont l’air tellement cool. Elle te fait un non de la tête super sévère. Genre il est 19h02, elle a fermé la galerie, tu vois très bien qu’il y a ses collègues sur les macs derrière la vitre, mais non c’est mort pour toi, pas de Perrotin pour toi, il organise son before avec une pote.
C’est là que tu te dis qu’il est enfin temps de se venger. De se venger des meufs de chez Perrotin. (À suivre).