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L’héritage du dernier homme sur Terre (1)

Publié le 29 avril 2010 par Zebrain

L’héritage du dernier homme sur Terre (1)Dans les années quatre-vingts, le journal Libération a reçu des articles écrits par une étrange collaboratrice : Jill Bioskop, une jeune journaliste, a raconté en détail les circonstances qui l'ont mise en rapport avec un ancien président français et une divinité égyptienne d'origine extraterrestre. Elle consignait ses états d'âmes en même temps que les événements dont elle était témoin, et plus d'un lecteur a pu compatir devant les épreuves qu'elle a traversées. Aucun, pourtant, n'aurait été en mesure de la consoler, puisqu'elle envoyait ses papiers depuis un futur proche. Ces textes plaçaient dans une position paradoxale leurs lecteurs, soudain en mesure de se souvenir de l'avenir. À côté de ceux glanés dans la même édition de Libération, de tels souvenirs, fondés sur des faits invérifiables, étaient-ils pour eux d'une nature différente ? Qu'avaient-ils appris et retenu, en découvrant ce qui serait, plutôt que ce qui avait été ?

Dans notre réalité, Libération n'a jamais publié de tels articles. Ils ne sont que la source fictionnelle d'une bande dessinée, La Femme piège (1). En faisant de Jill Bioskop l'origine de son récit, Enki Bilal indique au lecteur ce qui se produit réellement à la lecture de son œuvre. Au fur et à mesure qu'il progresse dans le récit, le lecteur devient capable de se souvenir de ce qu'il a lu, en accumulant et en classant les informations qu'il tire de la fiction. Ces souvenirs ne se rapportent à rien de réel, même si les pages elles-mêmes le sont, avec l'encre et les signes qui les couvrent. En outre, La Femme piège est un récit de science-fiction : les informations obtenues au fil du texte ne sont pas de simples qualités caractérisant des objets facilement reconnaissables. Le lecteur comprend rapidement qu'il doit créer pour lui-même de nouvelles catégories correspondant aux objets présentés par l'histoire. S'il ne se prête pas à ce jeu cognitif, il ne pourra comprendre la suite des événements (2).

La science-fiction est à la fois un certain type d'histoire, reconnaissable à ses objets caractéristiques, et un mode de lecture particulier à ce récit. Chacun à leur manière, un roman, un film, une série télévisée ou une bande dessinée " de science-fiction " exigent de leurs destinataires une participation mettant en jeu trois niveaux de mémorisation. À court terme, les informations assimilées servent simplement à comprendre l'histoire, en déterminant progressivement les caractéristiques des objets particuliers du récit. L'accumulation par un même individu de souvenirs tirés de multiples œuvres de science-fiction le dote d'une culture personnelle lui permettant d'associer librement les diverses informations dont il dispose. Enfin, à l'échelle de l'ensemble de l'humanité, une mémoire globale du genre se met en place, qui regroupe toutes les conventions et fonctionne d'une certaine manière comme une réalité parallèle, qui serait pourvue de normes, mais aussi d'exemples inconciliables. Considérée en fonction de ses contradictions, la science-fiction peut paraître condamnée à la répétition, alors qu'elle se renouvelle justement par autocitation.

Le " dernier homme sur Terre ", figure presque anodine, puisque renvoyant implicitement à nous-mêmes, et en même temps concevable uniquement dans un récit de science-fiction, permettra de bien mesurer ces phénomènes de mémorisation et d'évaluer l'importance de la mémoire pour apprécier une œuvre de science-fiction.
I - Le dernier homme est-il une femme ?
Les situations présentées par une œuvre de science-fiction n'ont généralement pas de strict équivalent dans la réalité contemporaine de ses destinataires. Le " dernier homme sur Terre ", en particulier, est un personnage destiné à nous rester inaccessible, puisqu'il est par définition privé de congénères. Nous avons pourtant l'impression de tirer d'une œuvre mettant en scène une telle figure des informations précises. La science-fiction stimule en effet les fonctions d'apprentissage de ses destinataires, qui doivent assimiler et interpréter un grand nombre de détails pour se représenter l'univers de cette fiction. Le lecteur et le spectateur tirent des péripéties du récit plus que de simples actions anecdotiques : ils en induisent des règles générales. Jusqu'à la fin du récit, la forme et les lois de cet univers ne sont pas définitivement fixées, car il se déploie à la faveur d'une indétermination constante.
Une fiction est presque toujours conçue selon une logique temporelle linéaire : le destinataire est censé prendre connaissance du début et de tous les développements avant de parvenir au mot " fin ". Nous attendons d'un récit qu'il ait un début, un milieu et une fin de sorte qu'à la fin de la lecture, nous le percevions comme une totalité signifiante (3). Ce sens de lecture fait de la réception de l'œuvre une expérience temporelle mettant en jeu la mémoire immédiate et, selon le principe de la cohérence interne, le lecteur s'attend à ce que chaque phrase prépare la suite de l'histoire et ne pourra contredire ce qui la précède. Face à une œuvre de science-fiction, l'effort requis est d'autant plus important que le texte présente un écart par rapport au monde familier du lecteur.

L’héritage du dernier homme sur Terre (1)
Une fiction réaliste procède par accumulation, qu'il s'agisse de détails physiques ou biographiques, d'aspects peu connus, car fictifs, de différents lieux ou institutions, ou d'analyses psychologiques, tous éléments que le destinataire peut noter en son for intérieur et qui lui servent à comprendre la suite du récit. Néanmoins, comme ces objets font explicitement référence au monde " réel ", non fictionnel, le lecteur est libre de puiser aussi dans sa mémoire personnelle des informations complémentaires et éventuellement pertinentes. La science-fiction procède simultanément par extension : elle ajoute des catégories entières d'objets, des extraterrestres par exemple, qui n'ont aucune existence non fictionnelle. Il peut arriver, comme dans le cas des pompiers pyromanes de Fahrenheit 451 (4), que les catégories imposées par le texte remplacent explicitement les catégories connues. Celui qui persisterait, en dépit des indications formelles de Bradbury, à penser que les pompiers éteignent les maisons en flammes ne pourrait rien comprendre au déroulement du récit. L'œuvre de science-fiction tend donc à se constituer en unique source d'information, et donc de mémoire à court terme, du lecteur. Les objets spécifiques de la science-fiction deviennent au fil de la lecture d'un texte de plus en plus caractérisés, de la même manière que dans les autres fictions. Par le jeu de la mémoire de lecteur, ces objets acquièrent une autonomie grandissante, jusqu'à pouvoir être extraits de l'œuvre où ils sont apparus, même s'ils n'acquièrent pas forcément de réalité dans le monde extérieur.

Le titre de notre partie peut servir à mettre en évidence cette différence entre fiction réaliste et science-fiction. Si nous lisons, au début d'un roman, " le dernier homme ", nous n'attendrons pas du texte de confirmation explicite pour supposer que, en dépit de l'ambiguïté qui peut exister en langue française, il s'agit d'un homme au sens restreint du terme. Avec ces premiers mots, en l'absence de toute caractérisation, nous ne pouvons émettre que quelques suppositions : il s'agit d'un être humain de sexe masculin, dans une situation encore indéterminée, mais pour laquelle il convient de se souvenir qu'il est " dernier ". Nous nous gardons de trancher et nous continuons notre lecture. Marie-Laure Ryan nomme cette manière de procéder " le principe de l'écart minimal " : " Nous projetons dans les mondes [fictifs] tout ce que nous savons sur la réalité, et nous nous en tenons aux seuls ajustements que le texte nous dicte. " (5) Richard Saint-Gelais adapte ce principe en en faisant pour la science-fiction un " écart indéterminé ". Cette notion d'écart - l'écart entre la lettre du texte et nos suppositions - se réfère à la fois aux capacités de prédiction et aux capacités de remémoration du lecteur. Quand il est " minimal ", cela signifie que nous ne nous attendons qu'à très peu de variation entre la réalité que nous avons pu supposer à partir de nos souvenirs et celle qui nous est présentée au fur et à mesure. Si le personnage qu'on nous a dit être un homme se révèle être une femme, nous considérerons ceci comme une rupture de cohérence, à moins que cela ne soit justifié à l'intérieur du récit (6). Dans le cas d'une œuvre de science-fiction, nous devons rester beaucoup plus attentifs aux termes employés, car ils sont susceptibles de présenter des sens plus nombreux que dans d'autres fictions, sens dont certains sont éventuellement inconnus au début de la lecture, parce que constitués par le texte lui-même.

Une nouvelle extrêmement courte de Fredric Brown, " Toc-Toc " (7), permet d'illustrer ces phénomènes :
" Le dernier homme sur Terre était assis dans une pièce. Il y eut un coup sur la porte... " (8)

L’héritage du dernier homme sur Terre (1)
Un seul élément du texte désigne immédiatement le caractère de science-fiction de cette nouvelle : " sur Terre ". C'est de cet ajout au " dernier homme " que provient l'indétermination. Loin de simplement enregistrer des informations sur le personnage, nous comprenons que son statut est problématique : que signifie, en effet, être " le dernier homme sur Terre " ? Aucun élément extérieur au texte ne permet de l'affirmer, puisqu'un tel être n'existe pas. Cet objet de science-fiction appelle la création d'une nouvelle catégorie, encore vide, que la suite du texte doit aider à remplir. Brown se livre ici à un jeu particulièrement subtil, puisqu'il se refuse à préciser la moindre caractéristique, à part des indications spatiales vides de sens, et que la deuxième et dernière phrase est plutôt une remise en cause du statut de ce " dernier homme " qu'une information concrète. Le " coup " entendu sur la porte n'est suivi que de points de suspension. L'histoire n'ayant pas d'autre développement, le lecteur est laissé à une spéculation sans fin, qui illustre ici l'" écart indéterminé " dont parle Richard Saint-Gelais : " L oin de postuler un écart minimal, le lecteur de science-fiction s'attendrait plutôt à toute une série de décalages entre le monde fictif et son monde de référence. " (9) Parmi ces décalages possibles figure la possibilité que " homme " fasse référence non pas au genre de l'individu (10), mais à la simple qualité d'être humain.

Schématiquement, ces deux phrases correspondent aux deux temps d'un processus à l'œuvre en science-fiction : les termes employés fournissent des informations partielles, donnant lieu à des inductions plus ou moins remises en cause par la suite du récit, à la manière dont on vérifie des calculs mathématiques par une expérience physique. Il y a dès lors conflit entre nos souvenirs du début du texte et ce que nous découvrons ensuite. Si " on " frappe à la porte, c'est qu'il y a quelque chose ou quelqu'un d'autre à l'extérieur et qu'il faut comprendre que l'expression de " dernier homme sur Terre " ne correspond pas à un simple constat, mais renvoie à un conflit, à une forme d'opposition : dernier être humain dans un monde de robots, de mutants, de surhommes ; dernier être humain qui s'obstine à rester sur Terre, alors que le reste de l'humanité explore l'espace ; dernier être humain recevant la visite de voyageurs temporels explorant la Fin des Temps... Loin de fragiliser la première phrase, la deuxième met surtout en évidence la nécessité de garder à l'esprit l'indétermination des termes, de ne rien tenir pour acquis et donc de comparer sans cesse les informations déjà mémorisées avec les nouveaux éléments fournis par le texte, en refusant de considérer que les écarts parfois énormes qui se produisent soient des incohérences. Ne pas se souvenir qu'un personnage a été le dernier à entrer dans une pièce n'est pas gênant ; oublier les implications possibles du statut de " dernier homme sur Terre " peut rendre aveugle aux paradoxes et aux problèmes posés par une œuvre de science-fiction.

Simon Bréan

(1) Enki Bilal, La Femme piège, Paris, Dargaud, 1986.

(2) Même si le titre et les exemples choisis sont tirés d'œuvres mettant en scène divers " futurs ", nous ne considérons pas pour autant que la science-fiction se réduit à ce type de récit. Les mécanismes décrits dans cet article sont à l'œuvre dans toute histoire de science-fiction. Néanmoins, les anticipations ont ceci de particulier qu'elles prétendent nous amener à nous souvenir d'événements situés dans le futur du lecteur, alors que les uchronies (récits concernant une Histoire divergeant d'avec la nôtre) et les histoires se déroulant dans des mondes parallèles n'ont pas cette posture ouvertement paradoxale.

(3) Cf. Aristote, Poétique, VII. Cf. également Paul Ricœur, Temps et récit. 1. L'Intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 2001 [1983], p. 130 : " D'abord, l'arrangement configurant transforme la succession des événements et fait que l'histoire se laisse suivre. Grâce à cet acte réflexif, l'intrigue entière peut être traduite en une "pensée", qui n'est autre que sa "pointe" ou son "thème". Mais on se méprendrait entièrement si l'on tenait une telle pensée pour atemporelle. " Ainsi, s'il est possible de présenter un objet d'un récit comme absolument essentiel pour l'histoire (" c'est une histoire de robots "), cela ne suffit pas à rendre compte du récit.

(4) Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Paris, Denoël, collection Présence du Futur, 1955.

(5) Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, Bloomington, Indiana Press University, 1991, p.51 ; cité dans Richard Saint-Gelais, L'Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Editions Nota Bene, 1999, p. 214, traduction de Richard Saint-Gelais.

(6) Par exemple : " le dernier homme à entrer s'avança et enleva son masque : il s'agissait d'une femme ! " Le choix du mot " homme " est ici justifié par la volonté de surprendre le lecteur, surprise qui, comme l'indique le point d'exclamation, est partagée par les éventuels spectateurs de la scène.

(7) Fredric Bown, Une étoile m'a dit, Denoël, Présence du Futur, 1954. (" Knock ", 1948).

(8) " The last man on Earth sat in a room. There was a knock on the door... ". Ma traduction.

(9) Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 217.

(10) Il pourrait s'agir du " dernier homme " d'un monde peuplé de femmes.

Bréan, Simon. " La mémoire et l'avenir. L'héritage du dernier homme sur Terre : lire et relire l'avenir en science-fiction " in La mémoire, outil et objet de connaissance. Paris : Aux forges de Vulcain, 2008. pp. 291-308.


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