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Ce matin, le Parc n'était plus que brume cotonneuse. Elle, ma compagne, dormait encore, quand je suis sorti un instant de
notre antre matricielle. Matricielle... Pourtant pas un petit n'est venu depuis ce jour où ils ont refermé la porte sur moi. Elle, celle qu'ils m'ont donné pour remplir le vide, elle se refuse à
moi, et je n'ai pas d'autre choix que d'attendre, mais je ne sais pas le nom de cette attente, juste qu'elle est si douloureuse.
Mais elle n'y est pour rien. Elle ne m'a pas choisi. Ici, aucun d'entre nous n'a le choix. Et pourtant celui qui vient matin et soir prendre soin de nous a des gestes apaisants. Il nous parle
doucement, pas comme les autres, à l'extérieur, dont on entend les cris et les rires, même quand nous faisons semblant de dormir.
Que nous veut-on? Ici n'est pas notre demeure. Ici ne bruisse pas du chant du vent dans les hautes feuilles. Ici, le soleil n'est jamais brûlant sur notre peau avide de sa sauvage morsure. A quoi
nous sert de pouvoir bondir de plus de deux mètres de hauteur, lorsque notre espace est si limité qu'on en perçoit les contours juste en levant les yeux?
De l'autre côté de mon palais de verre, je guette, à travers le brouillard celle que tous ici nous espérons secrètement. Sa visite est mon espérance, ma foi et mon rêve d'Afrique. Elle seule,
j'en suis certain, pourrait nous ramener sur les rives de notre enfance. J'ai l'odorat en éveil, je la sais bien avant qu'elle n'apparaisse, je reconnais ce parfum de violette et de rose que je
n'ai pourtant jamais approché avant Elle. Mais c'est une histoire ancienne, déjà.
Quand ils m'ont enfermé ici, j'étais encore très jeune. Un jour , alors que je dormais blotti contre ma mère, la savanne est devenue bruit et violence. Je ne me souviens que de la caisse de bois
dans laquelle je me réveillais, et des mains qui me saisirent pour m'en sortir . Le temps se fit alors étrange. Plus rien de mon univers d'alors ne revint jamais. Je n'aimais pas celui qui me
nourrissait, ses gestes étaient menteurs et ses yeux vides. J'ai oublié ensuite, parce que seul l'oubli m'était possible pour continuer à vivre.
Puis il y eut une autre cage de bois, un grand choc et une soudaine et inattendue liberté. Brève. C'était le Parc déjà, un peu secoué, je sortis de ma prison et marchait sur une surface
familière. De l'herbe. De nouveau. Puis Elle est arrivée, douce, si douce. S'est assise sur un banc près de moi et m'a tendu ses mains. Je ne savais plus la douceur... Alors, je suis allé vers
Elle. Me suis blotti contre elle, comme avant, ailleurs. J'étais encore si petit qu'elle n'eut aucun mal à m'emporter dans ses bras. Les jours passés avec Elle et son compagnon apaisèrent
la violence, apprivoisèrent l'absence. Lui me jouait du violon tandis qu'elle me nourrissait et j'apprenais à ronronner, comme du temps de ma mère et de l'Afrique. Le souvenir s'était frayé
un espace et je ne le chassais pas. Puis un jour, il n'y eut plus de violon, plus que de la tristesse dans ses yeux à Elle. J'avais déjà bien grandi. Et elle me ramena ici, pas dans l'herbe, non,
mais ici. Elle pleurait en me déposant dans les bras de celui qui désormais s'occupe de moi. Je ne sais pas les larmes mais je connais le sentiment d'être arraché à la douceur .
Depuis, je l'attends. Nous avons rendez-vous et quand Elle approche , l'Afrique tout entière me revient et je suis à nouveau un Serval libre et heureux.