Principe
Petit rappel pour ceux qui ne connaîtraient pas l'émission de télé-réalité adaptée de son homologue américain, Survivor.
On envoie une quinzaine de candidats sur une île déserte à l'environnement passablement hostile (généralement des climats chauds et tropicaux), pendant environ 40 jours. L'émission comprend deux objectifs pour les candidats : la survie (enjeu naturel) et la victoire pendant les épreuves (enjeu artificiel) puis, bien sûr, à la fin du jeu. Le but premier consiste donc simplement à faire du feu, trouver de la nourriture, pêcher, dormir à l'abri, s'accommoder des conditions climatiques... bref, parer à ses besoins primaires afin de conserver une forme physique et mentale la meilleure possible, leur permettant d'être compétitifs pendant les épreuves.
Les candidats sont répartis tout d'abord en deux équipes. Elles s'affrontent l'une contre l'autre dans des épreuves de "confort" (gagner de la nourriture, du feu, une cane à pêche...) et d'"immunité" (l'équipe perdante doit éliminer l'un de ses membres via un vote à bulletin secret) qui font généralement appel à la force physique, la coordination au sein du groupe et la concentration. Une fois qu'il ne reste plus qu'une dizaine de participants, les équipes sont réunies et les épreuves deviennent alors individuelles. Ce rythme se succède jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux personnes, le finaliste et gagnant des 100 000 € étant désigné à la fin, par un jury constitué des six à huit derniers éliminés.
Jusqu'à présent, 10 saisons ont été réalisées en France et une onzième est actuellement diffusée, opposant d'anciens participants de l'émission à des sportifs de haut niveau.
Pour une description plus détaillée, voir la fiche Wikipédia de Koh Lanta
Koh Lanta est, à mes yeux, l'émission de télé réalité la plus fascinante que l'on ait inventée. Elle se nourrit non seulement des aspects de la télé réalité plus "classique" (Loft Story et ses dérivés) qui enferme un groupe de personnes dans un environnement clos, afin d'en observer l'exacerbation des sentiments et des émotions, mais y ajoute en plus une dimension éminemment anthropologique : la recherche de l'état de nature (est-il un état fictif de chaos total comme le pensait Hobbes ou d'égalité et de paix, comme l'objectait Locke ? L'homme est-il, comme le pensait Aristote, naturellement social ? etc.), notion théorique très convoquée actuellement, par opposition à une société dont on condamne sans cesse l'hyper matérialisme.
La vie du camp
Rapports sociaux
La source du programme semble donc évidente : le fantasme de Robinson Crusoé et du retour à la nature, considéré comme plus pur car débarrassé de toute construction matérielle préexistante (sur ce sujet voir notamment la série Lost, dont les 2-3 premières saisons racontent de manière passionnante la re-création d'une société sur une île, ou encore le film Seul au Monde, trois ans de survie solitaire d'un homme sur une île déserte). Mais Koh Lanta dépasse en partie cette idée car il fait appel à un autre concept, lui aussi originel : celui de tribu, d'une micro-société qui pré-existe à l'État, où la hiérarchie et le partage des tâches se font sur le tas, en fonction des caractères et capacités de chacun et non en fonction d'une origine sociale ou de critères financiers. C'est donc bien aux origines de notre société que l'on renvoie ces candidats, découvrir autant la lutte pour la survie (relative, n'oublions pas que nous sommes dans un jeu) que celle pour le pouvoir ou le contrôle de l'organisation. Le programme prend ici une première dimension sociologique en faisant ressortir radicalement les différents types de rapports sociaux. S'il s'agit souvent simplement d'une opposition entre les leaders et le reste de la troupe, la plupart des terrains d'affrontement courants renaissent ici, exacerbés par la volonté de chacun de se faire une place de choix au sein de cette nouvelle société en construction. On rencontre régulièrement des rapports :
- de force (dominant / dominés) : une ou deux personnes gèrent l'organisation de l'équipe et le partage des tâches pour tous les autres,
- d'âge (anciens / jeunes) : l'autorité naturelle des plus âgés est souvent celle qui est la plus respectée
- de genre (hommes / femmes) : sans doute les plus intéressants, car ils font généralement ressortir un fond de féminisme chez les femmes qui, quelle que soit l'organisation du groupe, se sentent souvent reléguées aux tâches jugées moins importantes (la cuisine, l'intendance du campement). Pourtant, si elles revendiquent beaucoup leur droit à une égalité de traitement, rarement nous les voyons essayer de s'intégrer de leur propre initiative au groupe décisionnaire masculin ni tenter de partager les tâches qui sont les leurs. (sur ce sujet, notamment, pourquoi ne pas lire le passionnant et court roman de Joy Sorman : Boys, Boys, Boys ?)
Hiérarchies
Ce qui est en tout cas remarquable, c'est que chaque fois, l'organisation sociétale dans les groupes se fait par l'élection d'un chef (qui s'impose soit par son autorité naturelle, soit par sa volonté d'être chef). Aucune "tribu", dans mon souvenir, ne s'est formée à Koh Lanta sans qu'un à trois leaders finissent par prendre le rôle de décisionnaires.
Ce constat est d'autant plus intéressant si on le rapproche de l'expérience de Christophe Nick, le Jeu de la mort : il semblerait qu'une fois livrés à nous-mêmes, l'organisation de notre société soit si ancrée en nous que l'on cherche à la recréer, y compris ses aspects dont certains disent vouloir se débarrasser. Sur Koh Lanta, les candidats recréent un système où la majorité est dominée par une minorité : ils s'en plaignent mais acceptent malgré tout la situation car elle leur permet de se décharger de la responsabilité de leurs actes et de leurs conséquences. Dans le Jeu de la Mort, les candidats acceptent à 81% d'obéir à l'animatrice car la production "assume toute les conséquences". Si ce n'est pas l'élément qui figure l'autorité, c'est une condition nécessaire fondamentale à leur obéissance. Leurs actes sont donc en partie légitimés par l'autorité qui leur demande d'agir et endosse la responsabilité à leur place. Dès lors, ils peuvent cesser de penser leurs actions : sur Koh Lanta, s'il y a défaite à une épreuve ou erreur dans le choix de l'emplacement de la cabane, la faute en revient aux décisionnaires, non aux autres. Ce sont donc aussi eux qui se mettent le plus en danger, face à l'élimination possible par leurs coéquipiers.
Les épreuves
Manipulations
En plus de la lutte pour la création d'une nouvelle société, l'introduction de l'affrontement des candidats au sein d'épreuves et leur élimination entre eux amènent une autre dimension dans les relations sociales : la stratégie et la manipulation. Tant que les épreuves se déroulent en groupe, les candidats ont intérêt à faire montre de leur utilité, par leur force physique dans les épreuves et leurs capacités pratiques dans la vie du camp ; mais dès qu'elles deviennent individuelles, se montrer trop fort peut conduire à être éliminé car un candidat particulièrement fort devient non plus un élément utile, mais un danger.
Cette situation nous donne à voir une partie de la psychologie des candidats qui, depuis de nombreuses années, cherchent à affiner leur "stratégie", en évoluant au fil du jeu, tentant de délivrer progressivement leurs cartes avec plus ou moins de finesse et de discrétion, se montrant au besoin tantôt lâches, tantôt courageux, et s'accommodant de la trahison avec plus ou moins de scrupules. Cela révèle différentes caractéristiques des participants : leur sens moral, leur force de persuasion ou au contraire leur manque d'indépendance. Mais cette fois encore, les schémas classiques à l'extérieur du jeu sont recréés ici : on n'aime pas les personnalités extrêmes (trop autoritaire, trop fort, trop discret…) et ce sont souvent les plus manipulateurs (considérés comme forts) qui prennent le dessus sur les plus honnêtes ou les plus scrupuleux (considérés comme faibles).
Retour à l'origine ?
En venant sur cette île, les candidats ont chacun un objectif personnel, quelque chose à se prouver. Ils font donc de leur expérience, ce qu'ils veulent en apprendre : une expérience humaine, psychologique, sportive, sociale dont ils veulent ressortir grandis et en ayant appris des choses sur eux-mêmes…
Le programme repose donc sur un contrat tacite entre les candidats et la production : ils se voient offrir une expérience unique de retour à la nature; de dépassement physique et psychologique de soi et la possibilité d'atteindre leur objectif personnel de self-connaissance, en échange de partager cela avec les téléspectateurs de TF1.
Pourtant, dès le départ, le contrat est faussé : les candidats de Koh Lanta portent en eux 3 poids qui les empêchent tout bonnement d'atteindre un état non pas de nature (puisque de toutes façons fictif) mais de naïveté face à la vie sans confort matériel et social :
- la connaissance de notre société (qu'ils cherchent inconsciemment à recréer)
- la connaissance de notre confort matériel (qu'ils cherchent à recréer: tables, abris, balançoire… !)
- la connaissance des 10 précédentes saisons du jeu et de l'expérience de ceux qui les ont précédés
Les candidats emportent finalement chaque fois la société avec eux, comme un bagage culturel dont ils ne peuvent se défaire tout à fait. C'est donc plus un retour à l'origine de la société qui leur est proposé : faire table rase de tout ce qui a été construit et tout reconstruire (de la même manière mais par ses propres mains), le savoir acquis par l'expérience en plus.
Pourquoi regarder cette saison ?
- Pour les sportifs, qui amènent un vent nouveau : ils connaissent moins l'émission que les autres candidats et sont donc moins rompus à ses systématismes. Contrairement aux autres candidats qui sont ouvertement manipulateurs, les sportifs sont obsédés par l'idée de jouer pour le sport, par exemple en conservant les meilleurs adversaires plutôt qu'en éliminant ceux qui effraient par leur force.
- Pour Freddy, candidat déjà présent à la saison précédente et tout à fait symptomatique des mécanismes de Koh Lanta : élément très fort pour la vie du camp l'an dernier parce que doté d'un esprit pratique bien au-dessus de ses coéquipiers (mais particulièrement arrogant), il a été éliminé une fois la réunification passée (et donc le confort minimal du campement acquis), officiellement jugé trop fort, trop arrogant et trop autoritaire, officieusement devenu inutile pour les autres. Cette saison, alors que tous les candidats voyaient en lui une sorte de messie ikea, il a au contraire tablé sur la discrétion, ne donnant ses conseils que sur demande, jouant le médiateur au sein des conflits, se gardant bien de chercher à s'imposer comme un leader.
Un dernier détail remarquable
Lubie du moment de la télé-réalité (la même chose a été dit de la Ferme Célébrités), Koh Lanta semble vouloir se donner un rôle éducatif en présentant le pays, la faune et la flore locales, en proposant aux candidats de goûter la gastronomie locale et de rencontrer les autochtones afin de découvrir leur mode de vie et leurs coutumes, flirtant souvent péniblement avec le cliché du bon petit sauvage.
Voir les précédents épisodes de cette saison en intégralité sur le site de TF1
PS : si je source souvent Wikipédia, ce n'est pas parce que je lui voue un amour sans limite mais surtout parce que cela reste généralement la source la plus complète et panoramique sur un sujet. A lire avec le recul que l'on sait, donc.