Avec l’éruption de l’Eyafjöll, les climatosceptiques ont momentanément perdu leurs adversaires favoris, les scientifiques du climat. Ils ne peuvent qu’invectiver le maudit principe de précaution qui, plus que le nuage lui-même, n’aura que trop longtemps paralysé le trafic.
Au-dessous du volcan, les avions sont restés cloués au sol pendant cinq interminables journées et près de sept millions de passagers ont été bloqués dans les aéroports de l’hémisphère nord de la planète. Au-dessus, ce fut une trêve de courte durée pour l’atmosphère. À terre, une polémique ne tarde pas à faire rage. Association des aéroports internationaux et Association des compagnies aériennes européennes demandent le réexamen des restrictions. Les vols d’essais ouvrent la voie au rétablissement du trafic. On prie pour que le volcan se calme. Interrogé par le Journal du dimanche le 18 avril, le ministre de l’écologie, Jean-Louis Borloo, s’excuse presque qu’un tel chaos puisse être déclenché par un nuage, en plein chassé-croisé des vacances de Pâques et en pleine grève des cheminots. Quant aux manifestations de mère-nature, elles ne sont plus vécues que comme des caprices venant troubler le rythme survolté des affaires humaines et coûter quelque 147,3 millions d’euros par jour au secteur aérien.
Redoutées par les Anciens, les éruptions volcaniques fascinent et évoquent depuis l’aube des temps la puissance tellurique des entrailles de la terre. Que l’éruption de la lave sous la glace islandaise paralyse soudainement le trafic aérien européen pourrait faire réfléchir à la fragilité du mégasystème technique, fondé sur l’illusion d’une puissance illimitée. Le choix du feu, pour paraphraser le titre de l’ouvrage d’Alain Gras, décrit l’omniprésence du pouvoir de la chaleur dans la vie quotidienne. De ce point de vue, l’avion est le prototype absolu de la modernité thermo-industrielle : seule l’extrême densité énergétique du pétrole permet à l’avion d’atteindre la performance étonnante de son vol. L’aviation est entièrement tributaire du pétrole. Le mythe d’Icare qui colle à sa carlingue, emportant des touristes enchantés vers des destinations de rêve, conjurant les limites de l’espace et du temps, célébrant le droit à l’urgence et le nomadisme de plaisir, entretient l’illusion d’une abondance sans limites. Rien n’y fait. La paralysie momentanée du transport aérien ne suscite pas le vrai débat : celui d’un système qui engendre autant de liberté que de servitudes et qui, tôt ou tard, butera sur les limites des ressources fossiles.
Le nuage d’Eyafjöll aura aussi permis une autre trêve : il aura laissé cois les climatosceptiques, pourtant adeptes de vulcanologie. Le docte Claude Allègre n’avait-il pas entretenu une polémique avec Haroun Tazieff en 1976, lorsque la Soufrière était entré en éruption en Guadeloupe ? Selon une estimation du Nordic Volcanological Institute, l’éruption de l’Eyjafjöll, outre qu’elle aura rétabli le silence dans l’azur, aura fait chuter de plus de 206.000 tonnes par jour les émissions de CO2 ordinairement produites par la combustion du kérosène dans les réacteurs des 63.000 avions qui décollent quotidiennement de l’Europe.
Ecran de fumée
Quel rapport y’a t-il entre le volcan Eyafjöll, le tabac, l’amiante, les CFC et le changement climatique ? De susciter des régulations protégeant les passagers, la santé, l’environnement et de provoquer des recherches scientifiques. Bref, d’être susceptibles de ralentir une partie de l’économie et d’entamer la toute puissance des compagnies aériennes, pétrolières et tabagiques. Comme le démontrent plusieurs sources, dont un récent rapport de Greenpeace, la guerre contre les régulations environnementales est un combat d’arrière garde financé depuis une vingtaine d’années par les firmes visées, qui s’arc-boutent contre la mise en cause de leur activité. L’Appel de Heidelberg, publié avant le sommet de la Terre à Rio en 1992, destiné à servir de contre feu aux négociations climatiques qui préparent alors le Protocole de Kyoto, est, à l’origine, rédigé par le lobby des industries de l’amiante. Dès les années 1990, les chercheurs deviennent des proies, dans le cadre d’une âpre bataille pour instiller le doute dans les esprits. Le cigaretier Philip Morris initie cette stratégie en lançant un projet de recrutement de blouses blanches, the Whitecoat Project, de scientifiques identifiés comme aptes à relayer les messages de l’industrie en leur donnant l’apparence de débats entre spécialistes.
Peu à peu va se constituer un réseau complexe d’organisations alliées et de soutiens actifs qui batailleront pied à pied contre leur bête noire, l’Agence américaine de protection de l’environnement. Les pétroliers reprennent à leur compte la stratégie de l’industrie du tabac. Entre 1998 et 2005, Exxon a reconnu avoir versé 16 millions de dollars à cette myriade de think tanks. Un mémo célèbre de l’American Petroleum Institute définit en 1998 un plan d’action de »communication sur la science du climat » : »la victoire sera acquise » y lit-on, lorsque les médias et les citoyens de base »comprendront (reconnaîtront) les incertitudes de la science du climat ». Dispose-t-on d’assez de données pour se déterminer ? Ces données sont-elles fiables ? Ces mêmes questions sont martelées dans la presse et dans des publications d’allure scientifique, au nom d’une bonne science, une « sound science » opposée à une mauvaise, la « junk science ». De l’arme du doute à la théorie du complot, tous les moyens sont bons pour dérouter l’opinion. Dans un « rapport minoritaire » en 2007, le sénateur républicain d’Oklahoma James Inhofe décrivait le GIEC et Al Gore comme les auteurs du »plus grand canular jamais perpétré contre le peuple américain ».
Galvanisés par le projet de texte sur le climat et l’énergie, les lobbistes américains ont aujourd’hui compris tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de la déréglementation des quotas de CO2. Adopté de justesse le 26 juin 2009 par la Chambre des Représentants et moribond depuis lors au Sénat, l »’American Clean Energy and Security Act » (ACESA) a été pris d’assaut par les lobbistes des grandes entreprises de l’énergie. Celles-ci se voient créditer d’une manne de quotas de CO2, dont seuls 15% seront mis aux enchères, si le projet est voté, en compensation des 17% de réductions d’émissions que le texte leur assigne d’ici à 2020 par rapport leur niveau de 2005. Selon l’association Friends of the Earth, cette loi a été rédigée par les compagnies de l’énergie elles-mêmes, dont Shell et Duke Energy, grande entreprise charbonnière nationale. L’ensemble du secteur charbonnier, le »Big Coal », a obtenu d’être exempté d’efforts jusqu’en 2025.
Selon le Center for Public Integrity, quelque 2.340 lobbyistes, représentant 770 entreprises, ont confirmé leur volonté d’influencer les dispositions de la loi ACESA sur le climat, soit une augmentation de 300% dans les cinq dernières années, à hauteur de quatre lobbyistes pour chaque membre du Congrès . Des banques de Wall Street telles que Goldman Sachs et JP Morgan Chase, des compagnies d’assurance telles qu’AIG et autres fonds privés ont envoyé leur représentants à Capitol Hill . Selon Robert Shapiro, ancien sous-secrétaire chargé du commerce de l’administration Clinton, »nous sommes sur le point de créer un nouveau marché qui va brasser des trilliards de dollars d’actifs financiers en produits sécurisés, dérivés et spéculés à Wall Street, du même type que ces marchés à terme et autres bulles inflationnistes qui finissent par éclater. Si le marché carbone devient la loi, il va exploser, donc Wall Street met la pression sur les sénateurs pour faire voter le projet3 » . Les subprimes carbone sont la prochaine étape, mais les régulations financières existantes sont inadaptées pour contrôler les marchés du CO2 .
La lutte contre le changement climatique s’est transformée en un marché mondial des indulgences. De l’Emission Trading Scheme européen à la loi ACESA en cours d’examen par les sénateurs américains, les compagnies de l’énergie et les consortiums de l’industrie lourde font recette grâce aux surplus de carbone. Au tour de passe-passe des quotas de CO2 vient s’adjoindre la nouvelle panacée universelle : la séquestration du CO2 émis par les centrales à charbon. Celles-ci sont à l’origine d’un quart des émissions de la planète. Transformées en gaz, les impuretés émises par les centrales thermiques seraient injectées dans des nappes aquifères où elles resteraient sagement enfouies pour des siècles. Cette géo-ingéniérie modifierait la composition du sol tout en permettant aux puissances industrielles de continuer à se gaver d’énergie. Claude Allègre en est l’un des partisans les plus ardents. Décidément, le changement climatique ne sera pas une perte pour toute l’économie. Si l’éruption du volcan a momentanément interdit les faisceaux aériens, de nouvelles routes vont s’ouvrir en Arctique où les cargos gigantesques, tels que ceux de la compagnie allemande Beluga, passeront avec à leur bord des modules et des pales d’éoliennes.
Agnès Sinaï
1/http://www.publicintegrity.org/investigations/climate_change/
2/Quartier de Washington où siège le Congrès des Etats-Unis.
3/Rachel Morris, « Could Cap and Trade cause another Meldown ? », Mother Jones, 8 juin 2009.
4/Cf. Les Amis de la Terre, Re-thinking the World’s Largest New Derivatives Market, 2009.
Source : ACTU-ENVIRONNEMENT
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