Ce texte constitue le troisième chapitre de mon livre: « Traces de Pas » (cf. Bibliographie)
Panique
Seul, au milieu de sa vie, un homme marche dans son château. La mort lui a ôté son meilleur ami et il a laissé toute activité. Il pourrait continuer à s’engager dans les folies à peine réelles du monde : la France a besoin de représentants qui comprennent vite et s’expriment avec aisance ; on l’enverrait ici ou là régler des conflits et avec un peu de chance il deviendrait ministre, à moins que des événements imprévus ne le précipitent dans une oubliette.
Mais le corps de Montaigne est devenu lourd. Ses pas sur le parquet et les tapis font vibrer les murs et sa présence s’impose à lui-même comme une vraie question. Chaque pas est une interrogation qui se retourne contre lui. Chaque vibration imprime à ses pensées un tour nouveau, inattendu et que l’inactivité des longs après-midis fait résonner jusqu’au centre de chaque heure, de chaque minute. C’est un temps où les secondes même ressemblent aux grains de sable du désert : aucune n’est justifiée par la suivante ; elles s’entassent sans se connaître sur la grève désolée des ans. Alors tout est possible et le pas se dérobe sur le matériau fuyant : il a l’impression que sa vie s’en va grincer ainsi jusqu’à sa mort. Pensées et sensations s’entrechoquent en vain. Son existence est une panique inutile, une chimère féroce qui l’embarque vers des horizons toujours différents. Le soir, par la fenêtre, il observe les pierres qui glissent vers le bas de la colline, au long de cette hauteur de « Montaigne » où le penseur niche comme un oiseau sans proie.
Un matin d’avril il cueille la première corolle d’une rose trémière qui pousse au pied de sa tour entre deux pierres et lui demande : « Que fais-tu là ? Comment es-tu venue jusqu’ici ? » Le jardinier, qui passait par là, pense que les livres ont rendu fou son pauvre maître.
Les jours viennent au devant de lui et exigent qu’il fasse un pas, un pas qui ne se contente pas de faire vibrer les murs, mais un vrai pas qui ordonne et commande à la suite des ciels changeants, car il est tellement seul que le temps qu’il fait vient rejoindre ses humeurs et l’habite tout entier. S’il fait beau, il est sec, intouchable et nu. S’il pleut, en revanche, c’est la mélancolie et il n’a rien de plus urgent que d’aller serrer la main du palefrenier, simplement pour avoir un autre qui palpite un instant dans sa paume.
Le soleil d’été fait éclater les meulières à même les murs. Il faut marcher. La moisson fut bonne mais les chaumes tremblent pour rien. Ses os craquent sur le chemin, son tibia renâcle, sa cheville se coince contre une pierre. Il n’a plus le primesaut de la jeunesse et quand l’Aquitaine est écrasée sous les rayons d’août, à midi, il s’enfuit dans sa tour, boit un verre d’eau tiède et compte les battements de son cœur sans savoir pourquoi. Le temps le tient dans son étau et son corps l’entraîne peu à peu dans une sorte d’asthme métaphysique. Montaigne est à la fois le prisonnier et la prison.
Pierre
Partout les pierres l’enserrent, l’encadrent, l’enrobent. Il a en garde le château naturellement et la corvée n’est pas mince, mais il y a aussi la « montaigne » de pierres sur laquelle il se dresse, avec le prénom du père en prime, sans oublier cette maladie dite de la « pierre » qui vient ironiquement le narguer jusqu’au fond de son corps. La pierre est décidément son signe et les mille livres qui se dressent sans sa librairie sont autant de pierres levées qui lui font des appels et l’invitent à venir les rejoindre.
Au début, il n’ose pas. Les livres forment un mur qui le dépasse et contre lequel il cogne sa tête de périgourdin cultivé. En lisant pourtant, il écrit les choses qui lui viennent comme ça au creux du livre et il s’en empare un peu en lui mangeant les marges. Il sème ses premiers cailloux dans la mince bande que la prose abandonne, mais c’est bien, ça suffit, c’est bon. Par ce détour il effectue sans en avoir l’air le dérapage qui le mène à sa pensée. L’essentiel est de ne pas mordre directement dans la pierre, il se casserait les dents contre ces dalles qui l’écrasent encore. Lentement il s’installe dans le détour, dans la feinte qui fera sa fortune.
Vient un moment où les marges débordent, où le prétexte du commentaire devient un texte. Il est alors là, dos aux livres, et le plus naturellement du monde il entre de plain-pied dans l’écriture. Ce second glissement est le pas décisif car cette fois la feuille est vierge et l’attaque de la plume doit être réussie.
La première trace est la bonne. En fin d’après-midi, au début du mois de septembre, il affirme son pas dans l’escalier qui mène à sa librairie. La pierre a vibré sous son poids et le papier posé à la hâte reçoit les premières entailles. Il a toujours su qu’il en viendrait là. Il faut l’imaginer debout, il pèse de tout son poids sur l’écritoire, toute l’antiquité et son père sont dans son dos, son buste est légèrement incliné et il sent que son corps peu à peu se dénoue, se redresse. Il n’écrit pas, il grave. C’est d’emblée le bon ton, la hauteur de vue, la phrase qui s’inscrit dans le marbre. Tout vient avec bonheur ; c’est la gravure contre la gravelle, à la mort qui le poinct il oppose un poing ferme et clos. On verra bien. Ce n’est pas mal, et puis après tout, ce n’est qu’un essai.