Il nous faut revenir à nouveau cette semaine sur la médecine libérale, dont la Nouvelle lettre a déjà parlé la semaine dernière. En effet, le Président Sarkozy, touché par le sort des généralistes, vient de leur faire grâce : les consultations passeront de 22 à 23 euros… au 1er janvier 2011. Le prince est bien bon ! Et on se demande pourquoi les jeunes médecins fuient la médecine libérale au point que 10% seulement des nouveaux praticiens exercent en libéral. Mais, au-delà de ces événements récents, le malaise est plus profond : l'assurance-maladie veut contrôler les dépenses de santé, donc s'attaque à l'autonomie des médecins et les médecins eux-mêmes se sont laissés enfermer dans un piège, en se jetant dans la main des pouvoirs publics en acceptant des honoraires étatisés. Revenons donc sur ce sujet essentiel.
10% des nouveaux médecins exercent en libéral !
Le symptôme le plus grave de la crise qui frappe la médecine libérale a été mis en évidence par les chiffres, cités dans la précédente Nouvelle lettre, du président du Conseil de l'Ordre des médecins. Le Figaro commente comme nous : « Les médecins libéraux sont en voie de disparition ». Or, s'il y a toujours eu en France une médecine publique, notamment dans les hôpitaux et surtout les CHU, une médecine salariée, auprès de telle ou telle institution, l'essence même de la médecine, c'est l'exercice libéral qui, jusqu'à maintenant, était la règle majoritaire (plus d'un médecin sur deux dans les années 80) et avait permis un quadrillage du territoire, même s'il y avait des zones mieux dotées que d'autres. Le lien personnel du médecin et de son patient, même s'il existe aussi à l'hôpital, était plus direct avec la médecine de proximité et notamment avec les généralistes : le fameux « médecin de famille ».
Rappelons que, selon les chiffres fournis par le Conseil de l'Ordre sur les nouveaux inscrits auprès de lui, 67% sont des salariés, 22% font des remplacements, sans avoir un cabinet à eux, et 10% seulement sont devenus des médecins libéraux. C'est un chiffre impressionnant et une évolution qui ne l'est pas moins. Encore faudrait-il nuancer selon les régions : dans certaines régions, seuls 5% des nouveaux médecins exercent en libéral. Et dans les régions attractives, comme le Sud-est, on atteint à peine 15%. Or, comme dans le même temps de nombreux médecins libéraux ont atteint l'âge de la retraite et ont cessé d'exercer, dans 19 régions sur 22 les effectifs des inscrits au tableau de l'Ordre ont diminué entre 2008 et 2009.
Bien sûr, le recul des effectifs globaux, tous types d'exercice confondus, s'explique par la gestion étatique du numerus clausus. L'Etat serait le seul à avoir une vision d'ensemble et donc le seul capable d'anticiper les besoins. L'Etat avait donc calculé que l'on aurait trop de médecins et n'a cessé de réduire le numerus clausus. Le problème, c'est qu'il faut longtemps pour former un médecin (au minimum neuf ans, en général plus) ; les prévisions à cette distance sont impossibles et l'Etat se trompe toujours. Quand il s'est aperçu qu'on allait manquer de médecins, il était trop tard, et la hausse du numerus clausus ne produira ses effets que neuf ou dix ans après : confier la régulation à l'Etat, c'est être sûr de se tromper.
Le prix de la logique administrative, bureaucratique et comptable
Mais pourquoi les jeunes médecins désertent-ils la médecine libérale ? On avance des arguments sociologiques, comme la féminisation de la profession : les jeunes femmes préféreraient l'exercice salarié, pour des raisons d'horaires, d'emplois du temps, de rythme de travail. Il peut y avoir une part de vérité. L'idéologie de la société sans risque a aussi atteint les médecins : exercer en salarié, c'est avoir moins de risques d'être poursuivi, avoir une plus grande sécurité de revenu en cas de maladie ou de maternité, etc. Mais n'est-ce pas d'abord parce que la médecine libérale est devenue moins attractive ?
Le monopole de la Sécurité sociale a fait des dépenses maladie un élément explosif financièrement. La logique administrative et comptable a tout emporté sur son passage. Les libertés d'exercice ont été rognées, au nom de la maîtrise des dépenses de santé. Des instances bureaucratiques (on l'a vu récemment avec les agences régionales de santé) se sont mises en place pour contrôler privé comme public : quitte à être sous la coupe des bureaucrates, autant être salarié et ne pas avoir les soucis d'un cabinet privé.
La maîtrise des dépenses de santé passe par le fameux ONDAM : objectif national de dépense d'assurance maladie, voté par le parlement, qui d'ailleurs n'est jamais respecté, étant à la merci d'une maladie saisonnière par exemple. L'essentiel des dépenses de santé se situe dans les hôpitaux ; mais comme c'est très difficile à contrôler (ou alors, cela se traduit de façon absurde : manque de médicaments par exemple), il est plus facile de s'attaquer aux médecins libéraux. Il ne faut pas qu'ils prescrivent trop d'arrêts maladie ou de médicaments : dans cette logique un jour on fermera les cabinets si l'autorisation de dépenses est dépassée.
Un euro attendu…depuis 2008 !
Mais il y a aussi les prix. Un exercice libéral s'accompagne logiquement de la liberté des prix. Or les médecins se sont laissés piéger par le monopole de la Sécu qui a imposé ses tarifs « opposables ». On a certes entrouvert la porte avec le secteur 2, à honoraires libres, fixés « avec tact et mesure », mais l'accès y est chichement compté, surtout pour les généralistes. La majorité des médecins libéraux est totalement dépendante des tarifs fixés par l'assurance maladie, donc les pouvoirs publics. Il suffit que les médecins acceptent d'être sages, c'est-à-dire d'abandonner leur liberté, pour qu'on leur promette en contrepartie un plat de lentille.
L'abandon de la liberté est manifeste : on en vient même à pénaliser socialement ou fiscalement ceux qui sont en honoraires libres, à obliger sous peine d'amende à exercer dans les fameux « déserts médicaux », ou à essayer de singer le marché en offrant des avantages (logements, aide à l'installation,…) pour ceux qui acceptent d'exercer là où les pouvoirs publics le décident alors que le mécanisme des prix réglerait seul la question de la répartition.
Mais la contrepartie – le plat de lentille– se mange souvent froide. C'est là que l'on retrouve le cas exemplaire du fameux euro des généralistes. On leur a dit – ce qui est exact avec l'internat pour tous désormais – qu'être généraliste, c'était une spécialité à part entière. Donc les tarifs allaient être alignés sur les rémunérations des spécialistes. Puisque depuis 2002, la loi fait de la médecine générale une spécialité universitaire, le tarif devrait être le même. Depuis 2007, le tarif des généralistes reste bloqué à 22 euros, alors que le gouvernement avait promis le passage à 23 euros dès 2008. Nous voilà en 2010 : le plat de lentilles s'est fait attendre, mais la contrepartie (perte de liberté) a, elle, été payée cash. Mais N. Sarkozy vient « de faire un geste » : il accorde l'obole d'un euro pour début 2011 ! Quatre ans de retard…
Pour avoir des médecins libéraux, il faut libérer la médecine
Certains syndicats médicaux, s'appuyant sur l'argument logique de la spécialité de médecine générale, ont demandé à leurs membres de facturer de suite leurs patients 23 euros. La Cour de cassation vient de leur donner tort, confirmant que l'Etat restait seul maître des tarifs. Dans un contrat léonin, il y a toujours un perdant. Voilà pourquoi les médecins libéraux ont fait grève. Mais n'y a-t-il pas ici quelque chose de dérisoire : tout ça pour un euro ! Au tarif fixé par la Sécu, il vaut mieux faire venir un médecin pour réparer une fuite d'eau qu'un plombier, qui vous prendra déjà le double en déplacement avant d'avoir ouvert votre porte ! Se battre pour un euro, c'est accepter la paupérisation de la médecine libérale. Il aurait fallu, dès le départ, refuser toute main mise des caisses ou des pouvoirs publics sur les tarifs médicaux.
On objectera qu'avec des tarifs libres, les plus démunis ne pourront se soigner. D'abord, pour la grande majorité des gens, si la santé n'a pas de prix, il faut accepter de payer le juste prix pour être soigné ; ensuite, s'il y avait une liberté d'assurance (comme en Suisse), chacun trouverait l'assurance qui lui convient. Quant aux plus démunis, il existe des mécanismes de solidarité ou des institutions ouvertes à tous et ce serait se faire une bien piètre image de la déontologie que d'imaginer qu'un médecin refuse de soigner celui qui ne peut payer : « tact et mesure », cela dit bien qu'il faut s'adapter à chaque réalité. Les tarifs libres, c‘est justement la diversité nécessaire pour des médecins tous différents et des malades tous divers.
La perte de liberté des médecins va de pair avec la perte de liberté de l'assurance maladie ; et « notre merveilleuse Sécu que le monde entier nous envie » n'est pas capable de rembourser des lunettes ou des soins dentaires. Les jeunes médecins choisissent un exercice non libéral ? Comment pourrait-il en être autrement, avec des tarifs de misère, une liberté rognée, une bureaucratie écrasante, des charges et des impôts insupportables : c'est une réaction parfaitement rationnelle. Pour retrouver des médecins libéraux, il faut tout simplement commencer par libérer la médecine et la protection sociale.