mardi 27 avril 2010
TROP TARD de R.F. Sully Prudhomme
Nature, accomplis-tu tes œuvres au hasard,
Sans raisonnable loi ni prévoyant génie ?
Ou bien m'as-tu donné par cruelle ironie
Des lèvres et des mains, l'ouïe et le regard ?
Il est tant de saveurs dont je n'ai point ma part,
Tant de fruits à cueillir que le sort me dénie !
Il voyage vers moi tant de flots d'harmonie,
Tant de rayons qui tous m'arriveront trop tard !
Et si je meurs sans voir mon idole inconnue,
Si sa lointaine voix ne m'est point parvenue,
A quoi m'auront servi mon oreille et mes yeux ?
A quoi m'aura servi ma main hors de la sienne ?
Mes lèvres et mon cœur, sans qu'elle m'appartienne ?
Pourquoi vivre à demi quand le néant vaut mieux ?
François Sully Prudhomme (1839-1907), extrait du recueil “ Les vaines tendresses”