On fonce à toute allure, on joue avec le frein et l’accélérateur, on rase les fossés, on coupe les virages, on prend des risques. Mais c’est qu’on n’a pas beaucoup le choix, il faut filer d’ici au plus vite… Pauline est tellement ballotée d’un côté et de l’autre qu’elle finit par se réveiller. « Pourquoi est-ce qu’on roule ainsi ? C’est à cause des sangliers ? » Non, ce n’est pas vraiment cela… Mais comment lui expliquer ? « Ils vont nous rattraper, les sangliers ? » insiste-t-elle. «Non, c’est à cause d’un chasseur » finit par répondre l’enfant. Devant l’air étonné de sa sœur, il tente une explication un peu confuse, s’embrouille lui-même, revient en arrière dans son histoire, recommence au début. Il décrit l’accident, le sanglier mort, l’arrivée du chasseur… « Il était fâché parce qu’on avait tué son sanglier, c’est ça ? » « Mais non, il s’en est pris à maman, je te dis ! » « Comment cela, à maman ? Mais ce n’est pas un sanglier ! » « Justement ! Même que je l’ai assommé avec ma torche. » « Tu as assommé le sanglier avec ta torche ? » demande-t-elle incrédule, déjà pleine d’admiration. « Mais non, c’est le chasseur que j’ai assommé. » « Ah bon », dit-elle rassurée. « Oui, mais maintenant, s’il nous poursuit, ça va être notre fête, il vaut mieux qu’il ne nous rattrape pas. » Pauline se retourne : « En tout cas il y a une voiture qui nous suit » fait-elle remarquer. En effet, elle a raison. Alors qu’ils sont en train de gravir une route en lacets, qui accède au plateau, ils peuvent distinguer là-bas, en contrebas, les phares d’une grosse voiture, probablement un quatre-quatre. Il y a de fortes chances que cela soit celui de leur agresseur.
La mère accélère encore un peu, mais c’et de la folie, dans cette obscurité, cela devient vraiment dangereux. S’ils continuent comme cela, ils vont droit à la catastrophe, c’est certain. « Et si on se cachait » suggère Pauline, qui, encore dans l’enfance, va puiser dans ses jeux des solutions aux grands problèmes de la vie. Son idée, toute saugrenue qu’elle puisse être, n’est pas si sotte que cela. Il suffirait de prendre un chemin forestier latéral et de se dissimuler dans les bois. Avec un peu de chance, ils passeraient inaperçus.
Ils roulent encore un kilomètre quand, sur leur droite, surgit un chemin de terre qui s’enfonce dans une sapinière. Prudemment, cette fois, la mère engage la voiture dans ce qui ressemble plus à un large sentier qu’à une voie carrossable. Ce n’est pas l’idéal, mais il n’y a pas d’autre alternative. Néanmoins il vaut mieux ne pas s’aventurer trop loin si on veut pourvoir ressortir un jour d’ici. Dès qu’elle aperçoit une petite clairière, elle va garer la Peugeot derrière deux gros arbres, elle éteint le moteur ainsi que les phares et c’est une longue attente angoissante qui commence. Les minutes passent, une, deux, trois… Elle a ouvert la vitre, mais on n’entend rien, rien que le grand silence de la forêt primitive. Ils ont l’impression d’être dans un autre monde, dans un autre temps : celui des hommes préhistoriques qui se cachaient dans des grottes pour échapper aux animaux sauvages. Encore que ces hommes du néolithique avaient les parois des cavernes pour se protéger et puis surtout le feu, qui éclairait leur nuit et faisait fuir les mauvais esprits et les bêtes féroces. Eux, ils n’ont rien de tout cela. Perdus dans le noir, ils ont l’impression d’être livrés aux forces de la nuit. Ils se sentent vulnérables, impuissants. De tueurs de sangliers, ils sont devenus eux-mêmes gibier. Et l’attente continue, quatre minutes, cinq minutes. C’est étrange tout de même, cette fameuse voiture devrait être là… Ils ne savent plus que penser quand soudain, dans le lointain, on entend comme un murmure. Oui, c’est bien le bruit d’un moteur. Instinctivement et sans qu’il faille le dire, chacun se fait le plus petit possible. On se recroqueville, on se dissimule derrière les sièges ou sous le tableau de bord. On est de plus en plus petit, bientôt on n’et plus rien, rien que le bruit d’un cœur qui bat à tout rompre dans la poitrine.
Le son du moteur va en s’amplifiant. Maintenant il est bien perceptible et résonne, incongru, menaçant, dans la forêt profonde. Inéluctablement, la voiture se rapproche. Voilà qu’on distingue comme une lueur. Ce sont les phares, qui trouent la nuit et qui éclairent les troncs des mélèzes, là-bas, au bord de la route. Penchée sur le siège du passager, la mère se relève légèrement, risque un œil à travers le pare-brise. Elle tressaute aussitôt : A une vingtaine de mètres, toute la pinède est éclairée. En réalité, son petit chemin est beaucoup plus proche de la départementale qu’elle ne l’avait cru et il semble la longer plutôt que s’en éloigner. Pourvu que leur agresseur ne repère pas la Peugeot ! C’est qu’autour d’elle, il fait clair maintenant et il suffirait que le conducteur du quatre-quatre jette un regard dans leur direction pour les découvrir. Pendant deux secondes, l’éclat des phares donne juste sur eux, sans doute parce que le véhicule sort d’un virage. On entend maintenant son moteur qui rugit, lancé à plein régime. Cela semble si près que c’est à en frémir… Mais progressivement le bruit s’éloigne et la lumière disparaît. Voilà, il fait de nouveau noir tandis que dans le lointain le son du moteur va en décroissant. Ouf, ils sont sauvés !
La mère sort de la voiture et respire un grand coup. Cela sent bon la résine de pin. Elle ne s’est jamais sentie aussi bien. A l’intérieur de la voiture les enfants lui font un petit signe amical, qu’elle leur rend avec un sourire. Elle a besoin de marcher pour se calmer et fait quelques pas. Elle ne parviendrait pas à reprendre le volant maintenant. D’ailleurs cela ne serait pas raisonnable. Il vaut mieux que l’autre véhicule prenne de l’avance. Ce serait le comble maintenant de le rattraper ! Elle marche encore un peu, sans trop s’éloigner non plus. La lune s’est levée et une faible clarté inonde la clairière, laissant le reste de la forêt dans l’ombre. Tout est calme, cela fait du bien. C’est que toute cette aventure l’a secouée et elle se demande comment elle va expliquer aux enfants son attitude finalement imprudente.
Elle aurait dû se méfier davantage et remonter bien vite dans la voiture quand le chasseur s’était approché. Il est vrai qu’à ce moment son fils n’était pas là et qu’elle l’attendait. Elle a donc des circonstances atténuantes. Il n’empêche, en écoutant le discours de l’autre, en parlant avec lui, en lui souriant, même, elle a peut-être inconsciemment provoqué sa réaction. Il l’aura crue seule (il n’avait probablement pas vu qu’elle était accompagnée) et disposée à une aventure alors qu’elle se réjouissait simplement qu’il eût proposé de réparer la voiture. Décidemment, elle ne comprendra jamais les hommes et elle aura déjà eu bien du souci avec eux. Ils sont étranges et ne réagissent manifestement pas comme les femmes. Pourtant, il ne lui semblait pas l’avoir provoqué. Elle ne sait pas, ne comprend pas. Quelque part, alors qu’elle est la victime (comment cela aurait-il fini si son fils n’était pas intervenu au bon moment ?) elle se trouve quand même coupable. Elle a déjà lu autrefois des articles sur ce phénomène et à l’époque cela lui avait paru incroyable qu’une victime puisse se sentir coupable. Aujourd’hui, pourtant, elle comprend mieux ce que l’auteur de l’article avait voulu dire.
Elle se sent sale et même si l’autre ne l’a pas vraiment touchée, il lui semble encore sentir la pression des doigts sur sa nuque. Quelle force il avait quand il a voulu lui faire pencher la tête ! Il est certain qu’elle n’aurait pas pu résister longtemps et sa propre impuissance devant une telle force la trouble. Elle n’ose imaginer ce qui se serait passé ensuite si ce sauvage avait pu mener son dessein jusqu’au bout. Il lui semble maintenant sentir ses lèvres contre les siennes et elle imagine sa langue qui force le passage et qui s’insinue partout. Pouah, elle en est totalement dégoutée ! Puis, soudain, elle se souvient de ses grosses mains qui se promenaient sur sa poitrine. Curieusement elle avait oublié cela, l’avait déjà enfoui dans un recoin de sa mémoire. C’est à ce moment, seulement, qu’elle se rend compte qu’elle a failli être violée et que si l’agresseur n’a pas été jusqu’au bout de son projet, c’est uniquement parce qu’il en avait été empêché. Mais le processus était lancé et il y a déjà eu des attouchements et même « atteinte à la pudeur » comme disent les juristes. Peut-être qu’elle devrait porter plainte ? Elle ne sait pas trop. En fait elle n’en a pas le courage. Raconter toute cette histoire à des gendarmes lui semble impossible. Après tout ce sont des hommes eux aussi et ils risqueraient bien d’être du côté de l’agresseur. Et puis elle ne se voit pas en train d’expliquer comment l’autre palpait ses seins, ce qu’il faisait exactement. C’est impossible à raconter ces choses-là. De toute façon, les gendarmes, il vaut mieux les éviter ces temps-ci, ils risqueraient de lui retirer les enfants pour cause d’enlèvement. Cette idée la fait frémir mais aussi la rassure car elle y trouve une bonne raison pour ne pas aller porter plainte et quelque part cela l’arrange bien. Et puis porter plainte contre qui ? Elle ne connaît même pas cet individu et elle aura beau le décrire, ses remarques seront sans doute notées dans un beau rapport, mais ensuite celui-ci sera quand même classé sans suite. Alors à quoi bon tous ces tracas ?