Il n’est jamais trop tard pour bien faire. J’aurai donc attendu 2010, année de mon quarantième anniversaire, pour lire la « Revue des deux mondes », la doyenne des publications périodiques françaises – elle vit le jour en 1829 -. Chaque mois, cette vieille dame à la vivacité insolente ouvre ses colonnes à des plumes de prestige qui osent prendre le lecteur pour un individu doué de raison. Le tout, dans un langage d’une extraordinaire clarté. L’équipe rédactionnelle semble faire sienne la célèbre citation de Nicolas Boileau-Despréaux : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – Et les mots pour le dire arrivent aisément ».
Rédacteur en chef actuel de cette noble entreprise, Michel Crépu ouvre le numéro d’avril sur Chateaubriand. Dès les premières lignes, mon confrère parle avec amour de l’écrivain français du romantisme qu'avec brio il donne envie de relire. Peut-être l’avais-je, moi aussi, oublié à tort. Peut-être étais-je passé, trop jeune, à côté de son originalité. Écoutons Michel Crépu : Qui est René ? Une voix. Étranger de passage (mais pour combien de temps) dans la tribu des Natchez, en Louisiane, René passe ses journées « au fond des bois » entraîné par son penchant mélancolique. Il ne fait rien de spécial, il traîne, il pense. Il « semble sauvage au milieu des Sauvages » mais ce n’est qu’un leurre. René ressemble plutôt à un intello d’Europe, frotté vaguement d’ethnologie, ayant lu Lévi-Strauss (c’est-à-dire Rousseau pour Chateaubriand) et « renoncé au commerce des hommes ».
Marin de Viry excelle aussi dans le rôle de passeur. Son Ubu prolo est un hommage à des nouvelles de l’écrivain chinois Zhu Wen :
(...) le catalogue de la déglingue des mœurs et de la civilisation est au complet. En vrac : lien père-fils transformé en complicité partouzarde, lien frère-sœur en rapport de maquereau à « protégée », lien amant-maîtresse en rapport de client à putain, lien social réduit à la négociation sur le nombre de yuans que vaut chaque chose, lien frère-frère transformé en compétition pour savoir lequel des deux gagnera le plus d'argent le plus vite, le tout sur fond de sentiment de camelote généralisé. L'origine de cette « putainisation » du monde : partout, le vide. La civilisation se retire, et le maquereau paraît, en pleine forme. Le vide historique : toute origine est arrachée par la révolution culturelle, et toute perspective (hormis se goinfrer si l'on est du bon côté du manche) est obturée par la répression du mouvement étudiant en 1989. Le vide géographique, si j'ose dire : personne n'est d'un lieu ; une ville est une ville anonyme, forcément anonyme, et il est inutile de la nommer, car elle est exactement n'importe où. Le vide politique : un Parti communiste qui dit « enrichissez-vous » ; autrement dit un totalitarisme assez sûr de lui pour renier son prétexte idéologique, et montrer sa vraie face de violence pure ; un pouvoir qui se fout de mal gouverner, qui démissionne de son rôle protecteur, et qui assume son illégitimité pourvu qu'on le craigne. Le vide social : une curieuse ambiance de survie fébrile dans un contexte de début de prospérité, et dans un pays à moitié mis par terre par la politique de la politique de table rase urbaine, à moitié en construction verticale accélérée. Une tranche de vide, une tranche de fric : la recette officielle du gratin chinois.
On repense alors aux mots de l'ancien secrétaire général du PCC, Deng Xiaoping : « Il est glorieux de s'enrichir »
Il y a aussi une rencontre fort intéressante entre Esther Duflo et Jacques Attali sur la sortie de la pauvreté au XXIᵉ siècle avec des références au micro-crédit, notamment via la démarche de Muhammad Yunus. Et l'on se prend à souhaiter que de tels débats investissent la télévision à des heures de grande écoute – on peut toujours rêver ! -.
Mais si j'ai souhaité acquérir ce numéro c'est avant tout pour son dossier du mois, « Lire au XXIᵉ siècle ». Les différents angles proposés permettent de revenir sur quelques évolutions de cette activité afin de mieux comprendre son évolution dans un contexte de transformation technologique – problématique du numérique -.
Partant de la question maintes fois posées d'ouvrage(s) à emporter sur une île déserte, Édith de la Héronnière nous rappelle quelques idées-forces de la lecture : La lecture, dit-elle, évite de tomber dans la névrose obsessionnelle ou criminelle. Elle parle d'une dimension de la lecture qui appartient à l'ordre de la survie spirituelle, voire parfois biologique. Et de nous inviter à méditer sur sa propre expérience quand, précisément, elle part pour une île pas vraiment déserte : Voyageant souvent seule en Sicile, je m'appliquerai à y emporter un grand roman se situant à ses antipodes géographiques.
Pietro Citati, lui, s'intéresse davantage à l'évolution historique de la lecture qui, d'abord sonore – on déclamait des textes chez les Grecs – devint ensuite silencieuse – l'âme n'ayant alors de rapport qu'avec elle-même -. On trouvait déjà cette explication dans l'un des livres d'Alberto Manguel que j'avais chroniqué ici-même.
Alberto Manguel est bien sûr présent dans ce numéro lui qui, livre après livre, continue de nous transmettre, avec une belle générosité, une partie de son immense érudition. L'auteur part de la cécité de Homère pour questionner l'appréhension du monde.
Le concept de cécité se fonde sur lui-même. Être aveugle, c'est ne pas voir la réalité extérieure ; cette observation continent la supposition implicite que la réalité intérieure est perçue plus clairement si elle n'est pas encombrée d'une autre réalité. Si le monde des couleurs et des formes n'est plus perçu (c'est-à-dire, selon Blake, limité par nos sens), le poète est alors libre d'appréhender le déroulement de son histoire et le futur à travers l'avenir de ses personnages. Il peut devenir à la fois notre prophète et notre comptable au sens le plus large du terme.
Rester aveugle à tout ce qui peut détourner l'attention de l'écrivain :
La littérature est affaire de collaboration, non pas comme le conçoivent les éditeurs et les écoles d'écriture, mais comme l'ont toujours su les lecteurs et les écrivains depuis la toute première ligne de vers inscrite dans l'argile. Un poète façonne avec des mots quelque chose qui prend fin avec le dernier point et qui reprend vie sous l'œil de son premier lecteur. Mais cet œil doit être particulier, il ne doit pas être distrait par des babioles et des miroirs, mais s'appliquer à faire corps avec les mots, en lisant à la fois pour digérer un livre et être digéré par lui. « Les livres, notait un jour Frye, doivent être habités. »
Plus loin :
Le barde aveugle est un paradigme universel. Il fallait à notre Homère, créateur du monde mythique à échelle humaine, la seule caractéristique qui empêche nos sens de nous induire en erreur d'être distraits par une réalité conventionnelle, d'être « programmés » (dirait-on aujourd'hui) par des modèles de pensée préconçus. Mais à nous aussi, lecteurs, de l'autre côté de la page, il nous faut ce don pour nous garder, comme Rupert Brooke l'a très justement formulé, « d'être aveuglés par nos yeux ». Ce don, comme nous l'a appris Northrop Frye, est au cœur du véritable art de lire.
Alberto Manguel qui, ailleurs, avait déjà parlé d'un certain Guillaume Libri, voleur de livres dans de prestigieuses bibliothèques au XIXᵉ siècle – avec un nom pareil ! - sur lequel revient ici Eryk de Rubercy.
Patrick Bazin, lui, invite à réfléchir sur les contenus textuels proposés par le numérique. Contenus qui reflètent une double perspective : D'une manière générale, le numérique, pourtant l'un des principaux vecteurs de la mondialisation, favorise tout ce qui est local. En effet, il lui permet de bénéficier de l'apport d'une information extérieure inépuisable et en retour de s'exprimer dans un contexte global qui le valorise. Chaque entité locale, qu'il s'agisse d'un territoire, d'une communauté culturelle, d'une association centrée sur un sujet particulier ou de toute autre entité singulière, devient une cellule active qui traduit les apports extérieurs dans son langage propre et, en retour, participe par son rayonnement à la mondialisation. C'est ce que l'on peut vérifier, par exemple, en voyant se multiplier les langues sur le Net alors que l'on prédisait l'omniprésence de l'anglais.
Vous pourrez également lire un entretien avec Eric Dussert sur un autre aspect de la numérisation. Celle de documents libres de droit par la Bibliothèque Nationale – les projets Gallica et Europeana -, de la diffusion de catalogues numériques des éditeurs français portés par des e-diffuseurs, de la différence entre océrisation et numérisation. Rassurez-vous : la discussion technique ne prend jamais le pas sur la philosophie de la démarche et des questions qu'elle pose notamment par rapport à Google – à écouter ici une table-ronde consacrée à la renaissance numérique du patrimoine des maisons d'édition que j'ai eu le plaisir d'animer lors de la dernière édition du Salon du Livre à Paris -.
Vous l'aurez compris : j'ai vraiment été séduit par l'éclectisme de La « Revue des deux mondes » dont la tentative de décryptage du monde exclue une quelconque posture. Je reviendrai, dans les mois prochains, sur certains de ses articles parce que, incontestablement, leur lecture rend heureux et contribue à perpétuer une notion clef du XVIIᵉ siècle : celle de « l'honnête homme ».