nous allons aujourd'hui poursuivre la découverte de la deuxième vitrine de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre que nous avions commencée, le mardi 23 février, souvenez-vous amis lecteurs, par la description, à tout seigneur tout honneur, du superbe fragment de peinture sur limon (E 13101) fièrement accroché sur le mur du fond.
Après avoir avec vous abondamment décodé ces derniers mardis la scène complète de chasse et de pêche de laquelle "notre" fourré de papyrus avait été arraché, je vous propose d'envisager le premier des quatre autres fragments de bas-relief non plus évidemment sous le seul angle très spécifique de la symbolique mais, à présent, sous celui de la quotidienneté du peuple de pharaon.
Car, si précédemment, nous avons vu de hauts fonctionnaires richement vêtus pratiquer ces activités cynégétiques, si nous avons décrypyé leurs sens dissimulés, il ne faut pas oublier que, loin de toute connotation funéraire, loin de toute visée de l'Au-delà et des contingences post-mortem que tant voulaient s'assurer ceux qui avaient les moyens, par leur position sociale, de se faire inhumer dans des hypogées richement décorés, le commun des mortels, hommes et femmes des villages de Haute et Basse-Egypte, chassèrent un temps, mais surtout pêchèrent pour assurer subsistance aux leurs.
En effet, si aux époques pré-dynastiques, au sortir de la Préhistoire donc, chasse et pêche représentaient incontestablement les deux ressources alimentaires essentielles de la population nilotique, au fil des siècles, et surtout avec l'apparition de l'agriculture et de l'élevage, la chasse dans les zones désertiques qui encadraient la vallée perdit de plus en plus sa raison d'être qui n'était qu'alimentaire pour se muer en un acte de plaisir réservé aux riches et à la cour ; acte qui, alors, rencontra les connotations rituelles apotropaïques que j'ai évoquées dans mes précédentes interventions.
En revanche, il n'en fut pas du tout de même pour la pêche : à toutes les époques, accompagnant bien sûr les produits de l'élevage qui avaient plus qu'avantageusement remplacé la chasse, ainsi que ceux de l'agriculture, le poisson, qu'il fût dégusté frais, séché ou salé, resta pour la population égyptienne un des éléments de base de l'alimentation la plus courante, nonobstant les quelques restrictions relevant d'anciens tabous épinglées quand nous avions, souvenez-vous, en juin 2008, rencontré les figurations de poissons du Nil présentées dans la longue vitrine au centre de la salle 3 précisément consacrée à ce fleuve nourricier.
De sorte qu'il n'est point anachronique d'avancer que le paysan égyptien fut tout à la fois agriculteur-éleveur ET pêcheur.
Sans oublier ce que nous apprennent certains ostraca traduits notamment par le savant tchécoslovaque Jaroslav Cerny que l'égyptologue français Bernard Bruyère avait retrouvés sur le site du village des ouvriers de Deir el-Médineh et qui font état de procès-verbaux de distributions de poissons : à savoir que pour ces hommes qui aménageaient et décoraient les hypogées de la Vallée des Rois et de celle des Reines, le poisson constituait également un paiement en nature fort apprécié.
Le très beau bloc de calcaire sur lequel je voudrais donc attirer votre attention aujourd'hui se trouve posé à même le sol de la vitrine : vous l'apercevez sur le cliché ci-dessus juste en dessous du fourré de papyrus, à la gauche d'un autre relief, sur socle celui-là, que nous envisagerons prochainement.
Ce relief date de la XXVIème dynastie, c'est-à-dire de cette très intéressante époque dite saïte parce que la ville de Saïs, située sur une branche du Nil au niveau du Delta occidental, devint la capitale du cinquième nome de Basse-Egypte. S'il y a parmi vous, amis lecteurs, quelques bons connaisseurs de philosophie grecque, ils se souviendront très certainement de ce toponyme dans la mesure où Platon, dans un de ses dialogues intitulé le Timée, affirme (Oeuvres complètes, Pléiade, Gallimard 1950, Tome II, pp. 440-1) que ce sont précisément les prêtres de Saïs qui, lors de son séjour en Egypte, auraient confié les fameux secrets de l'Atlantide à Solon, ce Sage athénien qui, grâce au texte d'une Constitution qu'il rédigea, est définitevement considéré comme l'initiateur de la Démocratie.
Si j'ai cru bon de préciser très intéressante à propos de l'époque saïte, c'est uniquement parce que soucieux de mélanger le modernisme de leur temps aux traditions artistiques, mais aussi intellectuelles, propres au glorieux Ancien Empire, les artistes d'alors - nous sommes à la charnière des VIIème et VIème siècles avant notre ère, c'est-à-dire aux yeux de beaucoup d'entre nous au début du déclin de la civilisation égyptienne proprement dite -, furent à l'origine d'un renouveau qui permet aux égyptologues de définir ce moment particulier de "Renaissance", au sens que prend pour nous ce terme dans l'Italie de la fin du Moyen âge.
Malheureusement brisé en diagonale sur trois de ses côtés, le bloc AF 452 d'une épaisseur de 8, 5 centimètres, ne mesure plus que 29, 5 cm de haut et 54 de long. Tout comme la stèle d'adoration au taureau Mnévis (C 292) qu'il vous sera loisible, après notre entretien, d'aller voir dans la quatrième vitrine de la salle 19 tout au bout de ce circuit du rez-de-chaussée, il provient des fouilles menées à l'extrême fin du XIXème siècle par la Mission archéologique française dans la nécropole d'Héliopolis, la Iounou des anciens, la capitale du XIIIème nôme de Basse-Egypte, à une dizaine de kilomètres au nord du Caire actuel.
L'égyptologue français Georges Bénédite (1857-1926), alors Conservateur adjoint à ce département, reçut en effet mandat du Ministère de l'Education nationale - dans l'espoir que les objets exhumés grossiraient les collections du musée parisien - pour fouiller le site en 1899 : quelques poteries mises à part, il n'en exhuma que les deux monuments que je viens de citer.
Pour mémoire, c'est G. Bénédite qui - vous vous en souvenez peut-être - écrivit, le 28 mars 1903, la lettre annonçant au Directeur des Musées nationaux français l'arrivée imminente au Louvre du mastaba d'Akhethetep que nous avons visité de conserve à l'automne 2008 dans la salle précédente ; lettre que par ailleurs je vous avais ici proposée.
Considérons à présent, si vous le voulez bien, le bas-relief disposé ici devant nous.
C'est en deux temps distincts que l'artiste a détaillé la scène de chasse au filet. Dans la partie supérieure, d'abord, il a gravé en très léger relief ce que nous pourrions concevoir comme les premiers moments de l'action : à droite, debout derrière un fourré de papyrus, un homme vêtu du classique pagne à devanteau, les bras tendus pour apparemment maintenir une corde sur ses épaules, se retourne vers un autre que l'on devine accroupi bien qu'une bonne partie du corps nous soit irrémédiablement perdue avec la cassure. Malgré une tout aussi importante brisure du côté gauche, on aperçoit distinctement le filet hexagonal destiné à capturer les oiseaux posé sur un plan d'eau de forme quelque peu elliptique que l'on suppose, si l'on se réfère à la même représentation au registre inférieur, arrondie aux extrémités. Certains volatiles pêchent, d'autres somnolent, un couple, à droite, semble "converser" - peut-être le début d'une grande histoire d'amour ? ... - ; bref, aucun d'eux n'a manifestement encore pris conscience du piège qui, bientôt, va se refermer. Ce qui me donne à penser que ce que nous croyons voir, à savoir des oiseaux capturés, n'est en rien représentatif de la réalité : l'artiste, dans cette partie précise, nous fournit tous les éléments pour que nous comprenions ce qui va se passer, mais non encore l'accomplissement de l'acte lui-même.
Il n'est que de comparer avec la scène du registre immédiatement en dessous. Là, il est indéniable que nous sommes au coeur même de l'action : le filet s'est refermé ! Les oiseaux, pour la plupart, se sentent en danger ; la présence des deux hommes qui en maintiennent déjà quelques-uns ne peut que confirmer aux yeux des autres qu'il y a nécessité de fuir : ce que d'ailleurs certains tentent de faire. Vainement bien sûr.
Que ce soit dans ou hors de ces pièges de mailles, l'artiste a disposé plusieurs fleurs de lotus qui constituent, nous l'avons vu, des gages patents de renaissance pour le défunt.
Quant au filet, deux trapèzes opposés par la base, ainsi que le marécage dans lequel évolue tout ce petit monde, ils nous sont proposés les deux fois vus de haut - de sorte que, normalement refermé, le piège du registre inférieur ne devrait plus se présenter sous la même forme hexagonale que celui du supérieur !
Les oiseaux, eux, nous apparaissent de profil, sur le même plan que nous qui les regardons ici devant cette vitrine : convention du dessin égyptien qui, mal interprétée, pourrait donner à penser que les artistes de l'époque n'étaient pas à même de traiter correctement leur sujet ! Il n'en est évidemment rien. Nous sommes là au coeur même de la philosophie de l'art égyptien : ne pas se contenter d'un seul point de vue, ne pas en être prisonnier mais, tout au contraire, rassembler d'un seul tenant toutes les données qui permettent de comprendre, comme si, personnellement, nous faisions ici le tour complet du plan d'eau pour nous informer de tout ce qui s'y passe. Cette "multiplicité des points de vue", c'est ce que feue l'égyptologue allemande Emma Brunner-Traut appellait l'aspectivité, à savoir la représentation simultanée de tous les aspects qui peuvent nous informer sur un sujet donné. Et madame Brunner-Traut d'évidemment opposer dans ce sens l'art égyptien à celui de la Grèce qui préférait la perspective, c'est-à-dire la représentation de ce que l'on voit à partir de l'endroit d'où l'on regarde ; et qui fait fi de détails par exemple placés derrière, que l'on n'aperçoit donc pas et qui, peut-être, permettraient de mieux comprendre la scène. Ne m'imputez toutefois pas l'idée que la notion de perspective fut totalement inconnue des Egyptiens ! Mais ceci constituerait un autre débat qui trop nous éloignerait du sujet présent. Un jour, assurément, y reviendrai-je à propos d'un monument de l'une ou l'autre salle ... Et pour l'heure, reprenons notre fragment de bas-relief. Au second niveau, entièrement consacré à la capture donc, le décor a de toute évidence sensiblement changé : exit le fourré de papyrus ! Plus besoin qu'il dissimule qui que ce soit. Le même chasseur qu'au-dessus tire cette fois la corde, doublée pour accroître sa solidité, qui ramène la riche provende. Le filet s'est refermé ! L'action est accomplie : la capture des volatiles est bel et bien terminée.
M'autoriserez-vous, amis lecteurs, à une nouvelle fois insister sur le fait que l'on ne peut attribuer au simple hasard la présence de cette scène de capture dans maints tombeaux égyptiens depuis les premiers temps de l'Ancien Empire jusqu'à la Basse-Epoque ? Et d'en déduire qu'il nous faut évidemment la concevoir comme une immense métaphore grosse de plusieurs sens de lecture : les zones palustres évoquent le Noun primordial, source de toute vie et cette "tenderie" constitue, tout comme la chasse au baton de jet précédemment analysée, l'allégorie de la puissance des éléments étrangers - la majorité des oiseaux capturés étant effectivement migrateurs -, donc néfastes et susceptibles d'entraver le devenir du défunt dans l'Au-delà. J'estime l'avoir abondamment souligné ; je n'y reviens donc plus.
En revanche, j'aimerais quelque peu m'attarder sur le piège en question.
C'est la raison pour laquelle je vous propose de nous retrouver ici même mardi prochain pour examiner sous un angle essentiellement technique cet autre topos que constitua, dans l'art funéraire égyptien, la chasse d'animaux aquatiques à l'aide d'un filet hexagonal.
(Brunner-Traut : 1973, colonnes 474-88 ; Desroches Noblecourt/Vercoutter : 1981, 265-6 et 270-1 ; Farout : 2009, 16-7 ; Germond : 2001, 39-44 ;)