Deux hommes sans âge discutent :
“Quand je pense que des idiots prétendent que notre époque manque de poésie, comme si elle n’avait pas ses surréalistes, ses prophètes, ses stars de cinéma et ses dictateurs. Croyez-moi, Philip, ce dont nous manquons, c’est de réalités. La soie est artificielle, les nourritures détestablement synthétiques ressemblent à ces doubles d’aliments dont on gave les momies, et les femmes stérilisées contre le malheur et la vieillesse ont cessé d’exister. Ce n’est plus que dans les légendes des pays à demi barbares qu’on rencontre encore ces créatures riches de lait et de larmes dont on serait fier d’être l’enfant… Où ai-je entendu parler d’un poète qui ne pouvait aimer aucune femme parce qu’il avait dans un autre vie rencontré Antigone ? Un type dans mon genre… Quelques douzaines de mères et d’amoureuses, depuis Andromaque jusqu’à Griselda, m’ont rendu exigeant à l’égard des poupées incassables qui passent pour la réalité.”
Le lait de la mort, Nouvelles Orientales, Marguerite Yourcenar, 1963.
Tableau de Frida Kahlo, Ma nourrice et moi, 1937.