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Le crépuscule des vaqueros - OAKLEY HALL, WARLOCK (PASSAGE DU NORD-OUEST, 2010 - TRAD. DAVID BORATAV) par Pierre Pigot
Publié le 26 avril 2010 par Fric Frac Club
Parmi les nombreux objets inutiles qui m'entourent, il y a un grand Stetson noir, un peu trop large pour mon petit crâne, avec lequel on a cru me faire plaisir il y a quelques années, que je ne porte jamais et qui ressemble actuellement à un nouvel élevage de poussière duchampien. M'imaginer, après avoir lu Warlock de Oakley Hall, en train de faire résonner mes éperons de western sur le bitume du quatorzième arrondissement, les mains sur ma ceinture à portée de colts invisibles, le regard caché dans l'ombre d'un rebord noir, me donne moins l'impression de pouvoir augmenter mon ridicule naturel à peu de frais, que de réaliser encore plus à quel point cet univers de la frontière sauvage américaine, instillé et recyclé dans notre imaginaire occidental jusqu'à la nausée par le cinéma, s'est irrémédiablement fané et ressemble de plus en plus à une salle de musée désertée par les visiteurs, encore admirée de loin mais devenue obsolète, dont on ne considère plus que les failles et les échecs, pour le malheur de la légende dorée déchue. Warlock est le grand roman saturnien du western, une élégie pour un monde qui pensait avoir atteint son apogée et qui ne faisait en réalité que s'approcher chaque jour davantage de sa chute, sous les assauts du monde changeant. Warlock, c'est le nom d'une petite ville du far west près de la frontière mexicaine au début des années 1880, régulièrement bouleversée par les visites meurtrières des bandits locaux, menés par le sinistre Abe McQuown, meneur d'hommes taciturne et cruel. Alors qu'au même moment les ouvriers de la mine locale, exploités jusqu'au sang, peinent à s'organiser en opposition à leur patron, ne réalisant pas encore la force collective qu'ils représentent, les notables locaux décident, pour remédier au danger récurrent McQuown, d'engager un marshal virtuose du pistolet pour rétablir la sécurité, le blond et orgueilleux Clay Blaisedell, auréolé de gloire depuis qu'un journaliste a sanctifié ses exploits par le don de pistolets d'or devenus fameux. A Warlock, Blaisedell retrouve son vieil ami Tom Morgan, tenancier de saloon dont l'âme s'avère rapidement être aussi noire qu'une tarentule, tout prêt à l'assister dans l'inévitable affrontement avec la bande de McQuown, c'est-à-dire prêt à tuer des hommes sans remords, ce qu'il fera à plusieurs reprises, aussi bien sous couvert d'aider la ville que pour ses propres plans tortueux. Tandis que les hommes de pouvoir (de toutes sortes de pouvoir), hommes armés, notables, détenteurs officieux de la loi, patrons de mine ou de saloon, responsables militaires, s'affrontent au fil des journées et des pages avec le plus souvent la mort d'un homme pour sanction finale, se tiennent au milieu de la violence quotidienne, des échanges de coups de feu et de coups fourrés, les victimes contemplatives, impuissantes et ne songeant même plus à s'offrir le luxe de la révolte, et dont Bud Gannon est à mon sens le personnage emblématique. Gannon est un ancien équipierd'Abe McQuown, dont il s'est éloigné après un épisode sanglant qu'il ressent comme une indélébile tache sanglante sur son existence, impossible à racheter ; promenant dans les rues poussiéreuses et écrasées de soleil de Warlock ses pas mélancoliques et torturés comme une ombre de Hamlet projetée par magie de l'autre côté de l'océan, il assiste au meurtre de son jeune frère, resté fidèle à McQuown, par Blaisedell après une série de provocations ayant mené à son inéluctable exécution sous les yeux des citoyens venus comme au spectacle. Gannon finit par se retrouver deputy de la ville, après la mort accidentelle de son prédecesseur qu'il avait accepté d'assister, se retrouvant par la même occasion face à des contradictions inextricables : nulle part chez lui, partout outsider, ancien bandit méprisé par les citoyens qu'il a pourtant accepté de protéger, nouveau gardien de l'ordre haï par ses anciens équipiers hors-la-loi, épaulant sans faillir l'assassin de son frère et représentant la loi qui a mené à la mort de celui-ci, haïssant la figure de Blaisedell sans avoir la force d'accomplir le geste qui incarnerait cette haine, et reconnaissant au fond de son cœur l'iniquité de cette loi sanglante. Car Warlock n'est pas qu'une histoire de rivalités, de loi du talion épuisante et de pièges machiavéliques ; c'est surtout, plus profondément, un livre sur la Loi, comment les hommes s'en emparent et la déforment selon leurs propres besoins égoïstes et avides, hypocrites estimant par la-même conserver l'ordre du monde, qui bien entendu ne les attend pas pour se métamorphoser. La parole alcoolisée du vieux juge Holloway, hargneux rivé à sa béquille et s'accrochant à sa bouteille de whisky, et qui n'hésite pas à prendre des accents bibliques pour jeter à la face de ses concitoyens la vérité de leurs tares, est le phylactère de ce point central disséminé dans tout le livre, confrontant sans cesse la Loi abstraite et sans cesse violée aux lois particulières que les hommes, les assassins et les victimes, se font un devoir de suivre, jusqu'au fond du malheur, et jusque dans la mort, cadavre enterré dans la terre désséchée. Que Holloway lui-même ne soit pas vraiment juge (Warlock est un vide juridique, perdu dans l'attente d'une reconnaissance officielle) vient encore ajouter de l'amertume à la situation… Même ce qui pouvait apparaître comme une rare lumière d'innocence en vient fatalement à se flétrir ou à révéler son vrai visage : la généreuse et prude Jessie Marlow, protectrice des mineurs blessés, que sa passion pour pour le séduisant Blaisedell détruira lentement, et surtout le jeune Fitzsimmons, mineur dont les mains brûlées sont entourées de bandages et qu'il exhibe comme des stigmates, donnant d'abord l'impression de parler et de réfléchir avec une sagesse en avance pour son âge, et qui se révélera en réalité un habile manipulateur de groupes et de négociateurs. Warlock ne peut que mal se terminer, d'une manière ou d'une autre : le roman suggère que, quelle que soit son espèce, le fruit que l'on cueille de notre vie ne peut avoir qu'un goût amer, le goût du sang qui n'attend que de couler et celui de la terre qui inévitablement nous attend. Mais tout cela, je n'aurais pas pu le voir si Oakley Hall n'avait pas fait de Warlock ce livre extraordinairement lumineux, éblouissant et terrible, où les êtres humains, leurs passions, leurs gestes faibles et incertains ou traversés de fureur et de complot, apparaissent à chaque fois avec une précision, une économie de moyens, une simplicité qui enchante (d'un enchantement mélancolique, percevant la perte inéluctable sous chaque mot qui poursuit sa course), et qui surtout convainc. Certains trouveront peut-être chez Oakley Hall des moments de « naïveté », des tics de genre, comme des détails vestimentaires par exemple ; mais cette naïveté assumée, au contraire, je me demande si ce n'est pas elle qui donne au livre cette beauté de l'évidence, des choses et des pensées clairement exposées et qui brillent, tristes et implacables, sous le soleil rouge du crépuscule. Warlock pouvait être un chant de gloire pour la figure du tireur d'élite comme Blaisedell ; en réalité, il s'agit plutôt d'un Decline and Fall du western, son acte de glissement progressif vers l'obsolescence, le constat sans appel de sa turpitude occultée et de la rouille qui le rongeait dès l'origine – la cristallisation du moment précis où la légende de la frontière voit son inconnu se résorber, tandis que les luttes sociales, mineurs contre patrons, se substituent au premier plan de la vie à l'éclat des duels au milieu d'une rue principale. Les pages du journal intime d'un des notables, qui entrecoupent le récit des actes de Blaisedell, Morgan et Gannon, viennent à la fin mettre à distance cruelle le destin prestigieux que ses maîtres espéraient pour la ville de Warlock. Plus fort que l'amour, c'est le désert et l'oubli qui sont les ultimes vainqueurs, tandis que comme lecteur, je me rappelle soudain la beauté de certains passages : une jeune femme dans l'obscurité d'un dortoir, se penchant une lampe à la main au-dessus du corps d'un mineur mourant ; ou encore, un cadavre déposé sur une table de jeu qu'on oblige à veiller sous la contrainte des armes, avant que le feu ne dévore tout. Stetson, conserve ta poussière : ces temps autrefois rêvés sont révolus – ils ne reviendront plus.