Le terme de « socialisme libéral » figure dans un article de ‘Combat’ publié par Camus le 23 novembre 1944 : « Il nous semble qu’on peut, du moins, distinguer dans les pensées politiques qui essaient de s’exprimer en ce moment, deux sortes de socialismes : un socialisme marxiste de forme traditionnelle, représenté par les anciens partis, et un socialisme libéral, mal formulé quoique généreux, qui se traduit dans les mouvements et les personnalités issus de la Résistance. » Le socialisme marxiste a dominé, attaché à la fameuse « union » de la gauche et devant pour cela donner des gages. Le socialisme libéral a survécu, notamment dans ce qu’on a appelé « la deuxième gauche », opposée aux camps de travail soviétiques et au muselage des opinions par le terrorisme marxiste (Sartre contre Camus).
Évidemment, Camus utilise le terme « libéral » dans le sens français classique, celui que l’on trouve dans le dictionnaire. La ‘gôchlangue’ stalinienne n’a pas encore imposé son terrorisme intellectuel pour intimider les gogos, comme George Orwell l’a montré avec la ‘novlangue’ dans son ‘1984’. Libéral vient de libertés (au pluriel), son inverse est l’autoritarisme ou le royalisme. Le libéralisme est la conquête des Lumières contre l’Ancien régime. (Re)lisez donc le dictionnaire, comme Camus, écrivain français, en était féru !
Le soviétisme est mort par fuite de ses citoyens dès que le Mur fut ébréché et par révolution douce dès que les cacochymes furent été emportés par l’usure biologique (on attend encore Castro). La question d’aujourd’hui est donc celle d’un nouveau socialisme, débarrassé des lectures léninistes et des pratiques staliniennes comme des postures intello (à la Badiou). Le parti socialiste français aurait donc intérêt à faire l’inventaire (mot de Jospin) et à reconsidérer le marxisme comme la critique vivante de Marx plutôt que comme le dogme du coup d’Etat partisan de Lénine.
Camus peut y aider – car il suffit de revenir à la réflexion d’avant, celle que les compagnons de route du communisme ont occultée depuis un demi-siècle. Le 1er octobre 1944, Camus écrit dans ‘Combat’ ce qu’il veut : « Nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté. »
« Nous appellerons justice un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. »
« Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime. »
Les expériences de conciliation des deux dans l’histoire ont rarement été à l’équilibre :
• ou bien la justice est imposée par l’éradication de toutes les différences par les citoyens en armes, sans cesse mobilisés et jaloux de tout écart (modèle 1793 repris en 1917 jusqu’à Pol Pot) ;
• ou bien la liberté a été laissée telle que chacun, fait ce qui lui plaît avec aussi peu de contrôle collectif que possible, favorisant le riche et le puissant (modèle Etats-Unis repris par Poutine dans la nouvelle Russie des oligarques).
• « Seules les démocraties scandinaves sont au plus près de la conciliation nécessaire », dit Camus. « Mais leur exemple n’est pas tout à fait probant en raison de leur isolement relatif et du cadre limité où s’opèrent leurs expériences. »
Alors que faire ? « Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique. » Economie régulée et politique libérale. Camus parle d’économie « collectiviste » selon le vocabulaire de son époque, mais il précise ce que c’est. Rien à voir avec le marxisme, ni avec le programme commun de la gauche 1981, mais une économie « qui retire à l’argent son privilège pour le rendre au travail ». La participation des salariés aux fruits de l’expansion chère à de Gaulle, la cogestion syndicats-patronat-länders actionnaires à l’allemande, la négociation en amont des syndicats suédois, les fonds de pension des retraités hollandais et américains, sont quelques-unes des formules qui permettent de rémunérer le travail au détriment des seules puissances d’argent. Il y en a d’autres (l’autoentreprise, les mutuelles, les coopératives, les associations à but lucratif), sans parler de toutes celles à inventer.
« Mais sans la garantie constitutionnelle de la liberté politique, l’économie collectiviste risque d’absorber toute l’initiative et toute l’expression individuelle », dit Camus. Les grands projets d’Etat comme la vanité jacobine adore en monter, les copains énarques propulsés à la tête des grandes entreprises, le meccano industriel cher à certains ministres (dont Fabius) ou présidents (dont Pompidou), les empêchements publics aux licenciements (France télécom obligé à garder ses fonctionnaires à vie, Renault sermonné, Total convoqué…) sont des formes d’économie collectiviste qui inhibent l’initiative. Alors que l’Etat pourrait réfléchir à de nouvelles activités créatrices d’emplois ou à desserrer les monopoles obsolètes qui créent la pénurie (taxis parisiens, médecins généralistes, production EDF, etc.). Tiens, justement, la commission Attali vient d’être réveillée…
« Nous pensons que toute politique qui se sépare de la classe ouvrière est vaine et que la France sera demain ce que sera sa classe ouvrière », proclame Camus dans une belle envolée. Il faut traduire en termes contemporains : classe ouvrière signifie classe populaire. Les ouvriers d’usine, hier en plein essor, sont remplacés de plus en plus par les commerciaux, techniciens et administratifs requis par l’évolution technologique. Ford le savait déjà, qui payait bien ses salariés pour qu’ils achètent ses voitures. Le capitalisme post-crise le redécouvre : le service au client est l’objectif de la production (et ni le bel objet trop cher ou trop sophistiqué, ni la rentabilité à tout prix). Des salariés décents font des clients heureux. Toyota, justement, vient de s’apercevoir de sa dérive…
Donc socialisme, pour faire avancer la justice et que cent êtres humains s’épanouissent. Mais libéral, pour préserver le droit à la critique et la liberté de choisir, seuls moteurs du progrès humain dans l’histoire.
On attend avec intérêt sa traduction dans l’univers des petits partis français, qui font cuire leur petite soupe à petit feu dans leur petit coin, comme le disait si bien de Gaulle. Cela pourrait vouloir dire éclatement d’un PS à bout de souffle avec :
• un parti de gauche fabiuso-mélanchon qui ferait alliance avec les groupuscules de gauche radicale et ce qui reste du PC
• et un parti social-libéral strausskahno-ségolénien dont l’alliance naturelle irait des gaullistes sociaux de l’UMP aux écologistes non marxistes, en passant par ce qui reste du Modem.
Vaste programme ! disait encore de Gaulle, en fin observateur des mœurs politiques (il évoquait la connerie…)
Albert Camus, Articles publiés dans ‘Combat’ 1944-48, Œuvres complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2006, pp.539-540 et pp.566-568.