Ainsi en est-il pour les femmes de ménage à Caen : deux heures le matin par-ci, quelques heures dans la journée, parfois d'autres le soir après la sortie des employés des bureaux... Et, entre temps, les trajets d'une entreprise à l'autre, les enfants, les formations à Pôle Emploi obligatoires (sinon vous êtes radiés des chiffres, Pôle Emploi doit présenter de meilleures statistiques...) et les recherches justement pour remplir sa semaine de quelques "heures" supplémentaires. "On travaille tout le temps, sans vraiment avoir de travail, on gagne de l'argent sans vraiment gagner notre vie".
Ces femmes, précaires des plus précaires, rejetées depuis longtemps par des syndicats tenus par les "ouvriers" -eux-mêmes bourgeois au sein des plus pauvres-, Florence Aubenas les a côtoyées six mois en tant que collègue. Disparue sous prétexte d'écrire un roman au Maroc, elle a nettoyé les chiottes du ferry en partance de Ouistreham, les bungalows de campings normands, les bureaux d'entreprises, etc. Teinte en blonde, elle s'est inventée le CV vierge d'une femme au foyer lâchée par son mari et s'est promise de s'arrêter au moment où elle décrocherait un CDI.
Qu'allait-elle faire dans cette galère ? Quel besoin avait-elle de se lever à 4h30 du matin, sillonner les zones désindustrialisées de Caen, passer ses dimanches dans un supermarché avec un chômeur longue durée ?
"Comprendre cette crise dont on parle tant", explique-t-elle aux Inrocks, redonner du sens à des mots entendus depuis les années 80 (crise, chômage) sans qu'on sache exactement ce que, derrière leurs quelques lettres, ils cachent tant ils ont été essorés.
"" Ne commencez pas à décourager les employeurs, agissez comme ils vous le demandent, ne les contredisez pas. Les offres ne sont pas faites selon vos désirs à vous, mais les leurs.""
Derrière ces chômeurs dont il faut absolument se débarrasser, soit en les "casant", soit en les " radiant", Florence Aubenas, bourgeoise parisienne ancienne journaliste de Libé, désormais au Nouvel Obs, entre dans le monde de ceux qui ne peuvent se payer un dentiste, ceux qui estiment qu'à vingt-ans "c'est [déjà] trop tard" pour changer de vie, un monde où le dimanche, l'on s'occupe et l'on drague à l'hyper, où l'on est fière de bien nettoyer des vitres, où paradis rime avec CDI.
Pour dire tout cela, Florence Aubenas jouxte subtilement entre grands et petits plans, son récit mêle état des lieux d'une région appauvrie par la désindustrialisation et dont les "ex-Moulinex" réveillent par leurs récits la "civilisation engloutie", et portraits sensibles de ces Germain, Françoise, Marguerite et Mimi qui se battent pour un seau d'eau ou réussissent à garder leur fraîcheur et leur dignité dans une société dont les membres les traitent avec une condescendance impatiente quand ils se soucient de leur existence, non gênés qu'ils sont sinon de faire l'amour alors qu'eux ou l'un de leurs pairs passent l'aspirateur.
Au-delà d'une illustration concrète de ce que pourrait être "la crise", Florence Aubenas rend, le trop court temps de quelques pages, leur existence aux "femmes de ménage".
Le Quai de Ouistreham (Editions de l’Olivier) 269 pages, 19 €