Caspar David FRIEDRICH (Greifswald, 1774-Dresde, 1840),
La cascade, c.1830.
Crayon et aquarelle, 25 x 34 cm, collection particulière.
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À moins de vous intéresser de très près à la musique allemande des premiers temps du romantisme, il y a fort à parier que vous n’aurez jamais entendu parler du compositeur dont je souhaite dessiner aujourd’hui une première esquisse au travers de deux pièces choisies dans son œuvre pour clavier. Né la même année que Robert Schumann et Frédéric Chopin, sa trajectoire fut encore plus précocement interrompue que la leur, d’où la relative minceur d’un legs dont on ne redécouvre pleinement l’étonnante qualité que depuis les années 1980.
August Joseph Norbert Burgmüller est né à Düsseldorf le 8 février 1810, dans une famille de musiciens. Son père, prénommé Johann August Friedrich (1766-1824), était chef d’orchestre et fonda en 1818, en collaboration avec Johannes Schornstein, le Festival de musique du Rhin inférieur (Niederrheinisches Musikfeste), sa mère, Therese von Zandt (1771-1858), chanteuse et professeur de piano. C’est donc tout naturellement au sein de sa famille que Norbert, mais aussi son frère aîné Friedrich (1806-1874), qui, installé à Paris à partir de 1834 environ, y fit une brillante carrière de pianiste et de pédagogue, reçut sa première éducation musicale. Lorsque le père mourut en 1824, la famille trouva heureusement un soutien indéfectible en la personne du riche et cultivé comte Franz von Nesselrode-Ehreshoven, qui permit au jeune Norbert d’aller étudier à Kassel auprès du compositeur Louis (Ludwig) Spohr (1784-1859) et du théoricien Moritz Hauptmann (1792-1868). Arrivé dans cette ville en 1826, il y demeura jusqu’en 1830, s’y fiançant avec la cantatrice Sophia Roland, de six ans son aînée, en 1829. L’aimée mettra un terme à cette relation au printemps suivant, avant de mourir quelques semaines plus tard à Aix-la-Chapelle. Le choc provoqua, pour le jeune compositeur, une crise extrêmement rude ; il rompit avec Spohr, perdit son emploi de répétiteur à Kassel, commença à souffrir de crises d’épilepsie et tenta d’oublier son chagrin dans l’alcool.
De retour à Düsseldorf à l’automne 1830, son comportement « bizarre, ennemi des mondanités, des conventions, de toute contrainte », selon le musicographe François-Joseph Fétis (1784-1871), sa nature réservée et mélancolique, l’empêchèrent d’y obtenir un poste stable. L’arrivée à Düsseldorf, en 1833, en qualité de directeur musical de la ville, de Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847), fut décisive pour Burgmüller, qui se lia d’amitié avec son prestigieux contemporain envers lequel il reconnut ensuite sa dette, en tant qu’homme et artiste. Mendelssohn, de son côté, n’hésita pas à promouvoir les œuvres de son cadet, dont il donna l’Ouverture en fa mineur (opus 5, c.1825), le Concerto pour piano en fa dièse mineur (opus 1, 1828-29), et, peut-être, la Symphonie n°1 en ut mineur (opus 2, 1833). Fiancé avec Joséphine Collin, gouvernante française de son mécène, en 1835, Burgmüller envisagea à cette époque de gagner Paris pour y rejoindre son frère. Son état de santé demeurant chancelant, il répondit à l’invitation d’un de ses amis et rejoignit Aix-la-Chapelle au printemps de 1836 pour une cure thermale dont on espérait qu’elle le guérirait de son épilepsie. Dans l’après-midi du 7 mai, alors qu’il est aux bains, Norbert Burgmüller se noie, sans que l’on ait pu démêler si sa mort était due à une convulsion épileptique ou à un suicide, rumeur qui courut très tôt. Le 11 mai, une foule nombreuse assista à son enterrement à Düsseldorf, au son de la Marche funèbre en la mineur (opus 103), composée pour la circonstance par Mendelssohn.
Ce que l’on conserve de la production de Burgmüller a été composé en une dizaine d’années, du premier de ses quatuors, en ré mineur (opus 4), datant de 1825, à sa Symphonie n°2 en ré majeur (opus 11), commencée en novembre 1834 et laissée inachevée à sa mort. L’intégralité de son œuvre pour piano se résume à quatre pièces d’authenticité certaine, la Sonate en fa mineur (opus 8, 1826), la Valse en mi bémol majeur (sans numéro d’opus, 1827), la Polonaise en fa majeur (opus 16, 1832), et la Rhapsodie en si mineur (opus 13, c.1834), auxquelles il faut ajouter une Mazurka en mi bémol majeur retrouvée en 2004 qui est une version remaniée, on ignore par qui, de la Valse. J’ai volontairement choisi de vous présenter deux pièces qui se situent chacune à une des extrémités de cette courte période créatrice, reliées toutefois par la prédilection du compositeur pour l’usage du mode mineur.
Œuvre d’apprentissage, à la structure tripartite toute classique et même un peu vieillotte, la Sonate en fa mineur ne cesse néanmoins jamais d’être traversée par les éclairs de la passion, oscillant sans cesse entre courses haletantes et moments emplis de sérénité, voire de contemplation. On peut la situer, ne serait-ce que par le choix de la tonalité, dans la droite ligne du courant Sturm und Drang (« tempête et oppression »), qui agita les territoires germaniques dès les années 1760 jusqu’en 1785 environ, mais resta présent en filigrane jusqu’au début du XIXe siècle, mais un Sturm und Drang qui aurait rencontré Beethoven et surtout Schubert, sans doute le compositeur de l’univers duquel Burgmüller, en dépit de son admiration pour Mendelssohn, était le plus proche. Il y a quelque chose d’éperdu et de profondément poignant dans la lutte permanente que semblent se livrer courage et résignation dans cette sonate qui ne cesse de déployer une fantastique énergie, presque euphorique dans le brillant dernier mouvement, jusqu’à ce que l’irrépressible élan qui l’emporte vienne se briser sur les dernières mesures, se muant en une sorte de rage muette martelée par les derniers accords. La Rhapsodie en si mineur, étrangement proche de la première des trois Klavierstücke D 946 de Schubert, composées en 1828, mais publiées en 1868 seulement, se meut dans le même univers mental, mais la concision de la forme (la pièce dure à peine cinq minutes) lui confère une force encore supérieure, saluée tant par Schumann que par Brahms, qui découvrit ce morceau en 1854. Burgmüller y utilise, avec une maestria confondante, les possibilités techniques des pianos de son époque pour en faire jaillir, dans les instants d’apaisement, des sonorités impalpables, sans cesse mouvantes, comme ces brumes ou ces nuages dont les peintres du temps, au premier rang desquels Caspar David Friedrich, savaient faire les vecteurs du mystère, et qui, du fait du ralentissement du tempo à la fin de la Rhapsodie, laissent le sentiment d’un rêve qui finit de se dissiper.
Aborder la musique romantique, c’est être nécessairement amené, plus qu’avec celle d’autres périodes, à se poser la question de la part de confession intime mais aussi de pose rhétorique qui y entre. De l’ardeur juvénile menacée par de sombres pressentiments de la Sonate en fa mineur à la contemplation proche de la désagrégation de la Rhapsodie en si mineur, c’est pourtant tout l’itinéraire de Burgmüller qui semble s’y refléter. Qui s’est un jour assis au bord de l’eau, en proie aux sentiments contraires qu’inspirent les passions ou le destin, le cœur et l’âme battant aux tempes, et a laissé ses pensées suivre les flots, tantôt tumultueux, tantôt étales, entendra les histoires que conte cette musique.
Norbert BURGMÜLLER (1810-1836),
1. Sonate pour pianoforte en fa mineur, opus 8 : Finale, Allegro molto e con fuoco.
2. Rhapsodie pour pianoforte en si mineur, opus 13.
Tobias Koch, pianoforte Conrad Graf, Vienne, c.1826.
Œuvres complètes pour pianoforte. 1 CD Genuin Musikproduktion GEN 86061. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Illustration complémentaire :
Johann Baptist SONDERLAND (Düsseldorf, 1805-1878), Norbert Burgmüller, c.1832. Craie noire et rehauts de blanc sur papier, Düsseldorf, Stadtmuseum.