Ce texte constitue le premier chapitre de mon livre « Traces de Pas » (cf. Bibliographie).
En ce temps-là le corps était présence sur la terre, traces de pas d’abord, et les flancs des bêtes et des gens brisant les brindilles, ouvraient sans cesse des voies jamais frayées. C’était aussi le temps où les hommes et les animaux se livraient une guerre sans merci. Patiemment, les hommes traquaient l’animal : ils levaient le front parfois, scrutaient un instant les lointains bleu, puis ils revenaient aux traces, couraient, tuaient et quand s’achevait le repas sous les ombres de la clairière provisoire, ils somnolaient le ventre plein jusqu’au cœur de la nuit où ils se faisaient parfois surprendre et dévorer par un carnassier en chasse.
La vie était dure mais le combat devint vite inégal car l’homme, les yeux rivés sur la boue et la branche, apprit à lire. Dans la trace laissée il déchiffra aisément le poids, la taille, enfin il devint malin, savant. La bête mourait maintenant presque à chaque fois, étonnée qu’on lui résistât. Le soir de ses victoires l’homme se mit à emplir l’air des vibrations de ses cris, et le syllabes et les noms jaillirent pour célébrer son triomphe. Désormais, le lieu du carnage était nommé et quand le chasseur mourait il avait droit à un jardin de mots. C’est dans ces temps-là qu’on inventa l’écriture.
Pourtant certains hommes demeuraient loups, refusaient de changer et s’enfiévraient de jalousie à la seule vue de ces traces volontaires. Ils se ruaient sur les stèles, leurs bifaces cognaient jusqu’à ce que la pierre gravée éclate en morceaux : alors, braillant des malédictions, ils jetaient au vent les lettres fracassées et les ossements frais.
Quelques fois des graveurs s’attardaient sur le souvenir du héros dont ils avaient noté les exploits. À deux pas de leur œuvre ils rêvaient là debout : ils avaient tant de peine à se défaire des mots et des morts, surtout quand les reflets du couchant venaient jouer sur les pierres tombales. Tandis qu’ils hésitaient entre la mélancolie et la joie, les sauvages les surprenaient et le massacre était atroce : que pouvaient-ils avec leurs styles et leurs poings délicats contre les haches des brutes ?
Plus tard, la tribu inquiète revenait sur ses pas et découvrait le sacrilège. Il fallait collecter les éclats et enterrer les braves dans les larmes et le ressentiment. La nuit, au cœur de la forêt, on ne savait plus qui était mort et qui était vivant, et les ombres et les pierres se mêlaient en un chaos épouvantable que les torches vacillantes projetaient sur les cimes des arbres ténébreux.
Ils passaient le reste de la nuit autour du feu à ruminer des plans contre les hommes-loups. Ils dormaient un peu vers le matin, mais en rêve les traces écrites leur dansaient sous les paupières et le réveil avait des accents de bonheur en harmonie avec le soleil levant.
Ce fut au cours d’une de ces nuits blanches qu’un esprit audacieux, après une discussion orageuse et compliquée, imagina pour les écarter, pour les dérouter, un système de fausses pistes. On allait les emmener dans l’infini du feuillage serré tandis que la petite troupe brouillerait sa propre trace. L’effet fut immédiat : les hommes-loups se perdirent dans leur poursuite jalouse. Aucune voie n’était plus fiable et ils s’égaraient d’autant plus aisément que leur colère ne connaissait plus de bornes. La troupe libérée de la pression des loups poursuivit désormais sans souci sa progression savante.
Parfois on entendait les hommes-loups hurler dans les halliers ; alors au centre de la clairière, les graveurs se défaisaient un moment de leur sérieux, échangeaient des regards entendus, puis reprenaient leur précieuse tâche, tranquilles. Il va de soi que les hommes-loups, après avoir parcouru ces chemins qui ne mènent nulle part, retrouvaient la droite voie avec un sourire désormais civilisé, ayant compris dans l’aller et le retour l’ironie de toute existence.
Ces voies sans issue sont ce que nous avons de meilleur. Nul doute que la littérature n’a depuis lors jamais perdu ce pouvoir de nommer, de dérouter et de ramener chez les hommes les loups égarés.